En plaçant un enfant au centre d'un cercle de craie, le juge Azdak, l'un des héros du Cercle de craie caucasien , espère trouver la solution d'un conflit opposant deux femmes qui se prétendent la mère de l'enfant : il leur demande de tirer ce dernier chacune d'un côté pour l'attirer hors de du cercle. Celle qui y parviendra sera considérée comme la vraie mère. Le juge se trouve devant une situation complexe, et, pour trancher, il agit à la manière de Salomon, car, de prime abord, il ne sait pas réellement ce qu'il doit faire pour bien « rendre justice », chacune des deux femmes semblant avoir le « droit » de garder l'enfant. Elles affirment toutes deux qu'il est « juste » que l'enfant leur revienne. Deux conceptions de la justice semblent donc s'opposer. Dans ce cas précis, le juste consiste-il à rendre l'enfant à sa mère naturelle qui l'a pourtant abandonné en fuyant après l'assassinat de son mari? Ou bien est-ce plus juste de le confier à celle qui l'a sauvé et élevé comme son propre enfant ? Cet exemple montre que différentes conceptions de la justice peuvent en effet conduire à être en désaccord sur ce qu'est vraiment la justice. Il soulève donc le problème de la relation entre justice et conflit, notamment du fait de la difficulté de définir la justice, en tant qu'institution ou en tant que valeur, renvoyant à la morale. La question est donc de savoir si la justice naît d'un conflit, et si, par la suite, elle est par principe, c'est-à-dire au début, au commencement, l'objet de dispute. Pourtant, on pourrait penser que les désaccords entre les hommes ne peuvent pas porter sur la justice comme Idée, du fait de son caractère universel. Ainsi, les désaccords ne portent-ils que sur une certaine « dimension », un sens particulier de la justice ? Ou, au contraire, « toute » la justice est-elle, par principe, et d'après la formule de Pascal, « sujette à dispute » ?
[...] La vraie Justice, est, par principe, inaccessible pour les hommes, ce qui explique les disputes à son sujet, entre des hommes qui n'en connaissent qu'une infime partie. C'est donc la justice humaine qui est sujette à dispute, pas la Justice, du fait que la valeur morale n'est pas une réalité mesurable et objective. Pourtant, selon Malebranche[viii], si les hommes se disputent à propos de la justice et s'en font des conceptions différentes, ce n'est pas parce qu'elle n'est pas connaissable, comme le pense Pascal. [...]
[...] Mais, selon lui, la justice est connaissable et universelle : chacun peut rentrer en lui-même c'est-à-dire consulter sa raison, pour voir les vérités universelles, ce qui est juste. Cela remet donc en cause la vision selon laquelle la justice est sujette à dispute, puisque Malebranche affirme que la différence des cultures n'est pas un obstacle à l'universalité de la justice. Etre juste n'est alors pas un problème de connaissances, d'éducation, ou de morale : la justice est accessible à tous, et est la même pour tous. [...]
[...] Il apparaît, en définitive, que toute la justice ne fait pas l'objet de mésentente entre les hommes. Même si, a priori, elle ne semble pas être sujette à dispute, puisque par principe, elle naît d'un accord unanime d'individus désirant former une société, l'observation du relativisme des lois met en exergue les désaccords entre les hommes à propos de la justice. Cela s'explique par le fait qu'elle est une valeur morale, qui varie selon les individus, et, de surcroît, par la connaissance nécessairement incomplète de la notion de justice, qui fait naître des opinions diverses à son sujet. [...]
[...] C'est ce qu'illustre le personnage d'Antigone, dans la tragédie de Sophocle. Elle refuse, en effet, d'obéir à son oncle Créon et décide d'accomplir les rites funéraires sur le corps de son frère Polynice, ce qui a pourtant été interdit par décret. Ayant ainsi défié les lois de la Cité, elle se justifie devant son oncle en invoquant une justice absolument supérieure à toute loi écrite. Elle parle de lois divines, [ intangibles de lois qui ne sont pas écrites et affirme que ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est depuis l'origine qu'elles sont en vigueur, et personne ne les a vu naître Elle a donc agi au nom d'une justice immanente, supérieure à la justice humaine : le Droit naturel. [...]
[...] Et même, au-delà du problème du relativisme, la justice peut être sujette à dispute en ce sens que, par principe, on ne peut pas la connaître intégralement. Pascal affirme que la plupart des hommes ne sont pas assez sages, et que leurs connaissances sont trop limitées pour pouvoir reconnaître le juste ou le vrai. Or, selon lui, la justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement Ceci peut également expliquer l'existence des disputes, que nous évoquions, autour de la définition de la justice. [...]
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