Il est dans l'existence humaine des expériences limites, et l'expérience de « l'intolérable » est de ces dernières. En effet, malgré l'affaiblissement de sens que ce terme a pu subir, il renvoie avant tout aux moments où l'homme est confronté à ses limites physiques, intellectuelles, morales. L'adjectif « intolérable » marque précisément la prise de conscience de ces limites puisqu'il qualifie à la fois ce que l'on ne peut tolérer, souffrir, supporter – il est ici lié à la passivité du sujet et s'apparente à l' « insupportable » - et ce que l'on ne peut admettre, permettre, laisser faire – il s'apparente ici à l'« inadmissible » et suggère ce qui fait quitter la passivité du tolerare latin, ce qui suscite réaction ou, dans le domaine moral, révolte. Ainsi l'intolérable évoque l'expérience limite qui sort l'être de sa passivité pour provoquer une révolte : révolte du corps (souffrant), révolte de l'esprit (choqué), révolte de l'être moral (bafoué). Cependant la notion d'intolérable, si souvent invoquée, échappe à une définition de contenu. Qu'est-ce qui, en soi, est intolérable ? Y a-t-il de l'intolérable, c'est-à-dire peut-on fonder une définition qui vaille universellement de l'intolérable ?
On invoque l'intolérable comme la qualité réelle et effective de certains faits, mais le caractère paradoxalement mouvant de cette notion, la relativité de son emploi portent à s'interroger quant à son sens et à chercher si l'intolérable est la qualité en soi de certains faits, comme le substantif « l'intolérable » le suggère, ou bien un jugement du sujet sur des faits qui ne présentent pas en eux-mêmes cette qualité. Il y aurait alors une relativité de la notion d'intolérable dont la relativité des cas d'emploi de l'adjectif « intolérable » en attribut (« Tel fait est intolérable ») serait l'image.
En cela qu'il fait référence à une expérience universellement partagée (la prise de conscience du Mal humain notamment) et que la moralité est le fait, au moins en puissance, de tout être humain, l'intolérable apparaît comme la qualité de tout fait qui fait franchir à l'homme ses limites communes de tolérance. Et pourtant le fait même que l'intolérable que l'on prétend universel pût être parfois toléré indique que l'intolérable consiste en un jugement, personnel et relatif, que l'on porte sur un fait. Cependant, entre l'exigence de la définition d'un intolérable en soi qui répondrait à la morale universelle, et le constat du relativisme de nos valeurs et de nos seuils de tolérance, c'est une nécessité pratique qui nous force à faire de l'intolérable une notion normative fixant les limites de la liberté humaine quand elle s'inscrit dans une société.
[...] L'intolérable est peut- être donc moins l'attribut d'essence que la qualification subjective de certains faits. Si l'intolérable est un jugement porté par le sujet sur le réel, alors la notion d'intolérable dépend nécessairement du système référentiel à partir duquel l'homme exerce son pouvoir de jugement, système référentiel constitué par la culture dans laquelle son esprit s'est formé, les valeurs dont il est imprégné, les normes selon lesquelles il règle sa conduite, sa propre expérience personnelle Dès lors, l'intolérable apparaît comme une notion relative à ces différents systèmes référentiels à l'aune desquels nos jugements s'exercent. [...]
[...] La définition d'un intolérable est un choix politique, et c'est ce qui explique aussi que toutes les cultures ne s'y reconnaissent pas de prime abord. Ainsi, entre l'exigence extrême d'une définition en soi d'un intolérable (comme qualité en soi d'un fait), selon une morale universelle, et le relativisme qui fait dépendre cette notion de jugements guidés par des systèmes référentiels, s'ouvre la voie d'une définition normative de l'intolérable rendue nécessaire par la dimension politique de l'homme, par son intégration à une société. [...]
[...] Cette notion normative d'intolérable rend possible, comme issue d'un choix, le partage de valeurs communes, ainsi que la responsabilité politique. Elle semble pouvoir réconcilier le caractère intimement individuel de cette émotion ressentie devant un fait intolérable, avec l'universalité à laquelle cette émotion prétend. Prenons l'exemple, dans cette perspective, de la désobéissance civile, comportement que Rawls analyse dans le chapitre sixième de sa Théorie de la justice, Devoir et obligation La désobéissance civile est selon l'auteur un acte politique de contestation il manifeste donc les caractéristiques des réactions de révolte contre l'intolérable mais qui est guidé et justifié par des principes politiques : la désobéissance civile est un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. [...]
[...] La confusion entre le jugement qui affirme l'intolérabilité et l'intolérance est le risque principal de la relativité de la notion. Ainsi, une pensée nourrie de la réflexion de Lévi- Strauss, plus particulièrement de la conférence Race et histoire, constatera aisément que derrière l'affirmation qu'un fait, qu'une coutume est intolérable se cache la tendance à l'ethnocentrisme et au rejet de l'autre comme barbare comme sauvage Prenons à ce sujet l'exemple des pratiques anthropophages, que notre culture occidentale considère unanimement comme intolérable, et que Voltaire relativise en ces termes à l'article Anthropologie du Dictionnaire philosophique : Quel est le plus grand crime ou de s'assembler pieusement pour plonger un couteau dans le cœur d'une jeune fille ornée de bandelettes, à l'honneur de la divinité, ou de manger un vilain homme que l'on a tué à son corps défendant ? [...]
[...] Les progrès en médecine semblent avoir paradoxalement abaissé le seuil de l'intolérable dans la souffrance. Nietzsche évoque cette relativité du seuil de la douleur dans la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale, au paragraphe sept, et en ces termes : peut-être à cette époque ( ) la douleur ne faisait-elle pas aussi mal qu'à présent ; c'est ainsi du moins qu'un médecin qui a soigné des nègres a pu en conclure ( ) car, les ayant traités dans des cas d'inflammations internes d'une gravité extrême, d'une gravité telle qu'elle pousserait au désespoir les Européens les mieux organisés a remarqué qu'ils se tenaient parfaitement Il semble ici que l'intolérable ne soit plus une qualité en soi de la douleur mais un vécu humain qui diffère selon les êtres, sans pour autant être le fait d'une mauvaise foi Peut-on faire un constat similaire quant à l'intolérable moral ? [...]
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