Des expressions telles que « silence des intellectuels » ou « crise des intellectuels » se multiplient dans les journaux et les magazines, sans que l'on puisse définir clairement les causes de ce prétendu silence ou de cette soi-disant crise. D'autre part, lors des élections européennes de 1994 en France, une liste intitulée « liste des intellectuels » s'est présentée, avec pour objectif de mobiliser l'opinion publique autour du scandale bosniaque. Or, la définition de l'intellectuel fait problème et l'histoire des querelles autour de cette définition pourrait faire l'objet d'une autre conférence. Il y a des oppositions qui sont caduques, telle celle qui existe entre le manuel et l'intellectuel. On a longtemps différencié les arts techniques et les arts libéraux (usage de l'intellect) depuis le XVIIIème siècle (cf. Encyclopédie de Diderot et d'Alembert), c'est-à-dire que l'on a construit une opposition entre les productions manuelles et physiques et les productions de l'esprit. Cette opposition est illogique, puisque l'artisan qui produit une œuvre extérieure à lui, a besoin de réfléchir sur la forme finale de cette œuvre, il a donc une idée de sa production et une grande partie de son travail est aussi intellectuelle (cf Platon, République, livre X). A l'inverse, le fait de réfléchir sur quoi que ce soit ne nous permet pas de nous prétendre des intellectuels, il faut donc essayer de déterminer cette notion d'une autre manière. L'intellectuel est celui qui acquiert une légitimité par ses œuvres culturelles et qui sort de son champ pour interroger ce qu'il fait en rapport avec la société. Einstein est un savant qui est intellectuel lorsqu'il interroge le sens de ses recherches. Sartre, dans ses conférences intitulées Plaidoyer pour les intellectuels, précise cette définition : « Et, si l'on veut un exemple de cette conception commune de l'intellectuel, je dirai qu'on n'appellera pas « intellectuel » des savants qui travaillent sur la fission de l'atome pour perfectionner les engins de la guerre atomique : ce sont des savants, voilà tout. Mais si ces mêmes savants, effrayés par la puissance destructrice des engins qu'ils permettent de fabriquer, se réunissent et signent un manifeste pour mettre l'opinion en garde contre l'usage de la bombe atomique, ils deviennent des intellectuels. » . L'intellectuel sort de sa compétence, il est hors de, il fait par exemple de la politique, hors de la politique. C'est cela qui fonde par ailleurs la source de tout anti-intellectualisme, à savoir que, comme le dit Sartre, « l'intellectuel est quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. » . J'aimerais montrer, à travers mon propos, que l'intellectuel peut être défini comme quelqu'un qui pense le social à sa racine, non pas quelqu'un qui juge l'actuel au profit d'un projet de société pré-élaboré, mais quelqu'un qui prend du recul par rapport au présent pour s'interroger sur le devenir de la société. Cette définition est solidaire des changements sociaux qui surviennent dans l'histoire, car l'intellectuel fait partie d'une génération, et c'est souvent à partir de la réception de certains événements qu'il oriente sa réflexion.
[...] Régis DEBRAY, Le pouvoir intellectuel en France, éditions Ramsay, Paris p.64. Régis DEBRAY, Op. cit. ,p.65. Albert THIBAUDET, La République des professeurs, éditions Grasset p.25. Raymond ARON, Les étapes de la pensée sociologique, éditions Gallimard, Paris p.309. Didier ERIBON, Michel Foucault, éditions Flammarion, Paris p.101. [...]
[...] Le fait que l'intellectuel français soit une sorte de médiateur culturel et qu'il intervienne dans le débat public s'inscrit dans une tradition. On peut penser par exemple à Victor Hugo, dont les réflexions politiques et les interventions sur la scène publique lui valurent l'exil lors du Second Empire. L'intellectuel, comme figure de proue dans le débat public, n'est donc pas du tout une création moderne. Après tout, les sophistes que Platon dénonce vivement, sont des personnes ayant une éducation (une paideia, en grec) et capables de s'exprimer sur les caractéristiques de la Cité. [...]
[...] Les intellectuels ne sont-ils pas en train d'être détrônés par des intellectuels du verbe, c'est-à-dire des prestidigitateurs au sens strict ? Ainsi, le hit-parade des intellectuels pour reprendre l'expression de Bourdieu, a changé. Faire l'histoire des intellectuels reste une démarche avantageuse, dans la mesure où l'on peut y lire une évolution des degrés d'intelligibilité du monde, chaque génération d'intellectuels ayant subi son ébranlement idéologique. Comme l' écrit Raymond Aron, dans Les étapes de la pensée sociologique, il y a peu de générations qui n'aient eu l'impression de vivre une crise ou même d'être à un tournant Depuis le XVIe siècle, ce que l'on trouverait le plus difficilement, c'est une génération qui a cru vivre dans une période stabilisée. [...]
[...] L'intellectuel est de plus en plus vigilant, il intervient au sein d'une organisation collective qui pèse sur le débat public. Les grands événements des années 30 : la guerre d'Ethiopie en 1935 et la conquête mussolinienne, la guerre d'Espagne en 1936, les accords de Munich en 1938, et le début de la Deuxième Guerre mondiale, en septembre 1939. En réaction au Comité de vigilance des intellectuels se dresse le parti de l'intelligence qui assume le terme d'intellectuels français et publie un manifeste Pour la défaite de l'Occident et la paix en Europe (ce sont des intellectuels de droite et d'extrême droite). [...]
[...] Il y a trois sortes d'intellectuels locaux, j'entends intellectuels encadrés, appartenant à un ordre, à une espèce : le prêtre, le membre d'une ou plusieurs sociétés savantes, l'universitaire. Le contexte de l'organisation de l'enseignement fut très important, l'Affaire Dreyfus a considérablement bouleversé les mentalités : Quand j'enseignais en Suède, un professeur éminent de l'Université d'Upsal, grand ami de la France pendant la guerre, me parlait d'un voyage pédagogique qu'il venait de faire en France. Il y avait posé la question de l'école unique, c'est-à- dire d'un enseignement primaire le même pour tous les enfants, auquel ferait suite un enseignement secondaire que tous pussent aborder en sortant du primaire. [...]
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