Inénarrable, réellement, inracontable
Il est fréquent que, pris dans une crise de sanglots, nous voyons quelqu'un se précipiter sur nous afin d'entendre l'objet de notre affliction : mais combien de fois nous nous retrouvons dans l'incapacité de raconter ce qui nous a mis dans cet état, et de déclarer dans une exclamation imprécise l'événement inénarrable. Mais le terme est abusif : le sentiment est indicible et le bonheur ineffable. L'inénarrable relève de la narration, du récit, c'est à dire d'une forme structurée, la restitution construite de la dynamique d'un événement perçu. L'inénarrable relève donc de ce qui ne peut pas être raconté : il n'est pas possible de narrer quelque chose. Cependant, Michel Butor souligne dans ses essais sur le roman que «tout est récit », et il est vrai que le récit est une forme courante de l'expression : nous racontons nos journées, nos souvenirs… Mais la narration présente des limites, elle ne va pas de soi.
[...] Elle est en effet le lieu où naît la conscience et donc le langage. L'inénarrable dépend-il donc d'une incapacité de l'homme à utiliser correctement la Mémoire ? Le récit est avant tout lié au langage qui est sa condition d'existence la plus importante. Or le langage, ne peut naître que de la conscience. Le passage de la mémoire au récit ne peut se faire que dans une nécessaire apparition du langage, permise par une transcendance de la mémoire vers la conscience. [...]
[...] L'inénarrable est-il réellement l'inracontable ? Au sens commun inénarrable semble être un synonyme d'inracontable. C'est le périple indescriptible ou l'aventure que l'on ne peut pas raconter, mais ce qui est inconnu peut dans le cas de l'Histoire être l'objet d'un récit. On peut admettre que le langage est ce par quoi la transmission, la retranscription d'une sensation, de la perception d'un événement est possible. Mais l'inénarrable relève avant tout d'une narration construite. Il en est la négation. Le récit n'est pas discours, et il revêt essentiellement une forme structurée : il a un commencement et une fin, il est souvent l'expression d'un enchaînement logique de situations réorganisées par la subjectivité d'un narrateur. [...]
[...] L'inénarrable apparaît ici comme une incapacité à dépasser le stade informatif de la mémoire : dans un tout autre registre le travail serait le même que de passer de la connaissance d'un numéro de téléphone à celle du lien numéro-identité de l'abonné. Cependant le récit romanesque et la poésie peuvent apparaître comme des récits sans mémoire. Les considérer ainsi serait illusoire : sans mémoire ne reste que l'inénarrable. Le roman nous présente des personnages qui, comme l'explique Camus, sont les seuls êtres à avoir une destinée. Mais cette destinée a-t-elle un sens sans mémoire? [...]
[...] Ainsi donc le récit apparaît comme une expression du Sein. L'inénarrable n'est pas l'inracontable, car il implique un rapport affectif et raisonné aux événements, quand le second ne s'attache qu'à une impossibilité purement technique qui relève d'un refus de l'engagement de l'individu dans la réalité. Le récit ne peut exister que par et grâce à la mémoire du vécu, du connu ou créée. Et c'est justement le rapport du Sein à la réalité qui définit la limite entre récit et inénarrable. [...]
[...] L'inénarrable devient alors une expression de l'impossibilité à donner un sens à la réalité. Il s'apparente ainsi à l'Absurde. Cependant celui-ci est posé comme définitif. En va-t-il de même pour l'inénarrable ? Probablement car celui-ci est toujours tapi dans l'ombre du récit, qu'il transforme parfois en simple discours. L'inénarrable semble alors imposer une vérité quand le but premier du langage est de faire sens, ce à quoi s'emploie le récit. On ne peut pas narrer quelque chose en vue de convaincre autrui. [...]
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