L'homme, parce qu'il est doué de conscience et capable de penser, est voué à l'inquiétude, en sorte qu'il en vient souvent à considérer sa condition comme déchue, voire maudite, et qu'il envie le « paradis perdu » (pour parler comme le poète Milton) de la vie animale. Or si les animaux nous semblent plus heureux que nous, c'est précisément parce qu'ils ignorent tout de leur condition : tout se passe comme si la connaissance devait s'accompagner de la conscience de notre propre malheur, comme si en d'autres termes la connaissance devait être une malédiction et le signe de notre condition déchue. Après tout, dans la Genèse, c'est parce qu'ils goûtent au fruit de l'arbre de la connaissance qu'Adam et Eve sont chassés du Paradis. Et en y goûtant, ils deviennent conscients de leur propre nudité, c'est-à-dire de leur dénuement et pour tout dire de leur misère.
L'ignorance alors ne serait-elle pas le secret d'une vie heureuse ? Si connaître, c'est aussi prendre conscience de la misère de sa propre condition, alors il semble évident que « l'arbre de la connaissance n'est plus l'arbre de la vie » (Byron) et que le sage est celui qui en définitive renonce à savoir. La connaissance est une malédiction et la vérité est un fardeau : nous en sommes tous convaincus. Mais cette attitude, pour naturelle qu'elle soit, est-elle fondée en raison, c'est-à-dire justifiée et rationnelle ? L'imbécile est-il vraiment heureux ou ne fait-il qu'ajouter la bêtise aux malheurs qui sont le lot commun des hommes ? Autrement dit : un bonheur qui reposerait sur des illusions, même réconfortantes, peut-il seulement prétendre être véritable ? Ou n'est-il pas aussi illusoire que les chimères trompeuses sur lesquelles il repose ? Peut-être le bonheur vrai se conquiert-il alors dans un combat douloureux contre l'illusion, et d'abord contre l'illusion d'un bonheur rien moins que réel.
[...] Et si nous recherchions la vérité à tout prix pour des raisons morales, c'est-à-dire par haine du mensonge ? Mieux vaut la vérité que l'erreur, mieux vaut subir l'injustice que la commettre : tels sont les préceptes fondamentaux des morales ascétiques morales des anciens esclaves chez qui la volonté de domination s'est retournée contre elle-même. La volonté de dominer caractérise autant les anciens esclaves que leurs anciens maîtres ; simplement, même lorsqu'ils arrivent à s'emparer du pouvoir, les esclaves demeurent trop faibles pour dominer autrui ; la volonté de puissance se retourne alors contre elle-même, la volonté de domination s'exerce contre soi, dans une ascèse dont le corps est la première victime. [...]
[...] Sans doute faut-il écouter Spinoza sur ce point. Qu'est-ce en effet qu'un ignorant? Un homme qui ignore les causes qui le déterminent. Est ignorant par exemple celui qui croit être au principe de sa propre action, tout simplement parce que ne sachant pas les causes qui le poussent à agir comme il agit, il croit agir de lui-même. Mais alors, la connaissance serait-elle en son fond toujours reconnaissance de notre propre servitude? Et en ce cas, l'ignorance de notre absence de liberté ne serait-elle pas la condition même de tout bonheur possible ? [...]
[...] L'ignorant peut-il être heureux ? Comme l'affirmait Hegel, les animaux vivent en paix avec eux-mêmes : ils ne connaissent pas le remords, la morsure de la conscience, le scrupule, la peur de se tromper et la crainte de mourir. L'homme au contraire, parce qu'il est doué de conscience et capable de penser, est voué à l'inquiétude, en sorte qu'il en vient souvent à considérer sa condition comme déchue, voire maudite, et qu'il envie le paradis perdu (pour parler comme le poète Milton) de la vie animale. [...]
[...] Ils ne connaissent du monde que les ombres projetées sur le fond par un feu placé derrière eux. Si d'aventure on en délivrait un, qu'on l'amenait progressivement jusqu'au jour et qu'on le faisait ensuite redescendre, il ne ferait nul doute que s'il se mettait en tête de libérer ses compagnons de leur servitude, ces derniers finiraient par le tuer. Entendons par là que l'erreur est notre condition native : nous ne tombons pas dans l'erreur, nous y sommes toujours déjà ; et si nous haïssons la vérité, c'est d'abord parce qu'elle jette une lumière bien crue sur notre propre servitude. [...]
[...] Or nous ne sommes pas comme les prisonniers de l'allégorie, qui se débarrassaient du messager leur révélant leur servitude, parce que ce messager n'est autre que nous- mêmes. Telle est l'épreuve de la voix de la conscience, où de l'intérieur de moi je me juge et je me condamne : j'ai été lâche, je n'ai pas fait mon devoir, j'ai mal agi et au moment même de mal agir, je le savais très bien. Je ne saurais me mentir à moi-même, puisque mentir suppose de savoir la vérité et de la cacher ; or ici, celui qui la connaît et celui à qui j'essaye de la dissimuler sont confondus. [...]
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