« Faut-il » est, dans l'intitulé de sujet, susceptible de recevoir une double signification. « Il faut » peut, en effet, signifier « il convient de », mais aussi, « il est nécessaire ». Il y a, par conséquent, déjà une ambiguïté dans ce verbe. Mais l'expression laisser une place n'est pas moins équivoque : laisser une place, c'est accorder une portion d'espace, une position, un rang. Cette expression est assez indéterminée. Il s'agira, précisément, de la spécifier.
Le concept d'irrationnel est, quant à lui, un concept philosophique. Or, force est de constater également son ambiguïté et ses équivoques. Ce terme peut, soit désigner ce qui n'est pas encore connu ni assimilé par la raison, mais, également, l'Autre que la raison et ce, de manière absolue. Il signifie alors, soit la limite permanente à l'intelligibilité que nous trouvons dans le réel, soit ce qui n'est pas vraiment guidé par la raison et par les aspects conscients de notre moi.
Avec le terme de conduite, nous retrouvons un mot et une notion du langage courant. La conduite désigne une direction, un commandement, un gouvernement. Il y a, dans ce terme, une idée d'autonomie, la notion d'une prise en charge et d'une action libre, émanant d'un moi-tout puissant. Enfin, la vie signifie, ici, l'existence humaine, et non point le fait de vivre, comme propriété des êtres organisés. Le sens du sujet est donc le suivant : convient-il d'accorder un rang, une position bien délimitée à ce qui dépasse la raison ou n'est pas assimilable par elle ?
Le problème posé par le sujet est celui de la valeur de l'irrationnel. L'homme doit-il le considérer comme un élément spécifique, fondamental et décisif de l'existence, de manière à l'intégrer à la conduite du vécu ?
Quand la raison prédomine, la place de l'irrationnel est réduite à la portion congrue. Est irrationnel ce qui échappe aux puissances de la raison ou ce qui lui est étranger, ce qui ne participe pas de son essence ou de ses pouvoirs médiateurs, ce qui est contraire à la raison et à ses normes. Cette sphère de l'irrationnel paraît englober tant de dimensions de notre vécu que la question même peut sembler étrange. L'irrationnel correspond à l'énigme de notre existence, mais aussi au mouvement infini du désir, qui dépasse la raison et ne résulte pas de son exercice, au dynamisme des passions, au rêve, à l'inconscient, à toute une sphère désignant, dans le monde et en nous, une limite permanente à l'intelligibilité. Cette sphère est si vaste que le penseur semble destiné à se rendre aux vastes puissances de l'irrationnel et à s'y soumettre.
Mais cette analyse correspond davantage à un sentiment qu'à une évidence philosophique. En fait, la plupart des entreprises philosophiques ont pour tâche de n'accorder nulle place, où la plus réduite possible, dans la conduite de l'existence, à l'irrationnel conçu comme limite permanente à l'intelligibilité. Dans la conduite de la vie, en effet, l'irrationnel a été généralement évacué, par les grandes doctrines rationalistes. Tout ce qui est contraire à la raison et à ses normes, tout ce qui lui est étranger et ne peut être appréhendé par elle, désir, passions, limites de l'inconscient, de la mort, de l'existence, est ainsi absorbé par l'esprit humain désireux de tout se soumettre et de tout s'assujettir. Tout doit être rationnellement intégré, compris, soumis aux puissances spirituelles. L'irrationnel est ainsi ordonné selon la raison. Dans les grands systèmes philosophiques, la raison ne laisse nulle place à l'irrationnel dans la conduite de la vie. Loin d'être arrêtée par le mystère de l'existence et de l'esprit, elle l'intègre à ses pouvoirs.
De cet assujettissement de l'irrationnel par la raison, nous pouvons développer quelques exemples. Ainsi, chez Platon, la sphère irrationnelle des passions et des désirs est complètement niée en tant que telle et soumise au contrôle de la raison. Loin d'accorder une place au fond sauvage et irrationnel de notre être, Platon tente de le maîtriser grâce aux pensées raisonnables et il le nie donc en tant que tel. Ainsi, dans la République, est posée la question « Que faire de nos désirs bestiaux, irrationnels et anormaux ? ». Le fond irrationnel, loin de se voir accorder une place, un rang, dans la conduite et la direction de la vie, est dissous en tant que tel. En effet, qui dit conduite de la vie, dit précisément rationalité, hégémonie de la partie rationnelle. Tout en notant la présence d'une irrationalité profonde, Platon veut la dompter et finalement la nier.
II y a en chacun de nous une espèce de désir terrible, sauvage, sans frein, qu'on trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent être tout à fait réglés. A la raison d'intégrer et de nier cet irrationnel, de maîtriser le désir sauvage.
Dans le Stoïcisme, l'irrationnel se voit également accorder une place très limitée. Il y a, en effet, nous dit Epictète, les choses qui dépendent de nous, nos opinions, nos jugements, nos vouloirs, nos aversions. II y a également les choses qui n'en dépendent pas : ce sont les corps, les biens, les réputations, les dignités. Il est évident que les choses qui ne dépendent pas de nous semblent renvoyer à l'irrationnel de notre existence. Le corps signifie la temporalité, la mort, et par conséquent, ce qui est autre que la raison. Mais aux yeux d'Epictète, cet Autre que la raison exprime, finalement, le Principe rationnel universel partout présent. En réalité, la raison est immanente à tout le réel. Le monde est une totalité rationnelle. Le mal et l'irrationnel ne peuvent trouver une place dans cet univers parfait. Dès lors, les choses qui ne dépendent pas de nous, comme la mort ou les biens, sont soumises à l'ordre du jugement rationnel et ne se voient accorder nulle place dans la conduite de l'existence, Le Sage est précisément celui qui est en mesure de dissoudre l'irrationnel grâce à l'efficacité d'un jugement tout puissant accordé à la raison.
Ainsi en est-il de toutes les grandes pensées rationalistes : Le sage est celui qui vit sous la conduite de la raison et qui pulvérise, grâce à elle, l'irrationalité illusoire liée à l'imagination et aux sens.
Néanmoins, cette attitude n'est pas sans poser problème : en effet, pour un penseur rationaliste, l'irrationnel n'a pas d'existence réelle. Il représente seulement ce qui n'est pas encore dépendant de la raison ou, plus exactement, compris par elle. Mais, en réalité, l'irrationnel ne désigne-t-il pas autre chose, une dimension vraiment existante du réel, que la conduite de la vie doit prendre effectivement en compte, de manière à lui assigner un rang et une place ? Telle est la question que nous allons maintenant poser.
[...] Tout en notant la présence d'une irrationalité profonde, Platon veut la dompter et finalement la nier. II y a en chacun de nous une espèce de désir terrible, sauvage, sans frein, qu'on trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent être tout à fait réglés. A la raison d'intégrer et de nier cet irrationnel, de maîtriser le désir sauvage. Dans le Stoïcisme, l'irrationnel se voit également accorder une place très limitée. Il y en effet, nous dit Epictète, les choses qui dépendent de nous, nos opinions, nos jugements, nos vouloirs, nos aversions. [...]
[...] Or l'irrationnel comme expérience de l'absurde se révèle ici fondamental dans la conduite de la vie. Loin de condamner l'homme à une délectation morose, la prise de conscience de l'irrationnel l'engage à exercer sa liberté. Par la création et l'action, l'homme se dépasse dans l'existence et donne un sens aux choses. En accordant la première place à l'irrationnel, le penseur construit ici une philosophie de la liberté totale donnant une signification au réel. Il est nécessaire, dès lors, d'accorder un rang important à l'irrationnel pour diriger sa vie. [...]
[...] Quand la raison neutralise : accorder une place réduite à l'irrationnel Est irrationnel ce qui échappe aux puissances de la raison. L'irrationnel a été évacué des grandes doctrines rationalistes. L'irrationnel est ainsi ordonné selon la raison. II. L'irrationnel ne désigne-t-il pas autre chose, une dimension vraiment existante du réel ? C'est à la périphérie que règne le jeu des hasards non conformes à la raison. Il est illusoire de dissoudre l'existence dans le déploiement de la raison universelle. La prise de conscience de l'irrationnel engage l'homme à exercer sa liberté. [...]
[...] Mais, en réalité, l'irrationnel ne désigne-t-il pas autre chose, une dimension vraiment existante du réel, que la conduite de la vie doit prendre effectivement en compte, de manière à lui assigner un rang et une place ? Telle est la question que nous allons maintenant poser. Quand la raison prédomine, la place de l'irrationnel est réduite à la portion congrue. Est irrationnel ce qui échappe aux puissances de la raison ou ce qui lui est étranger, ce qui ne participe pas de son essence ou de ses pouvoirs médiateurs, ce qui est contraire à la raison et à ses normes. [...]
[...] Mais l'irrationnel ne renvoie-t-il pas aussi à l'Autre de la raison, que nous trouvons dans l'esprit de l'homme ? L'irrationnel de l'esprit humain doit aussi se voir accorder une place essentielle. L'irrationnel ne désigne pas seulement cette trame absurde de l'existence irrationnelle, que le moraliste doit expérimenter et prendre en compte, lui accordant la première place. L'irrationnel exprime également, en un deuxième sens, ce qui n'est pas le produit d'une activité consciente. Ici l'irrationnel représente la vie de l'esprit sous sa forme la plus spontanée, qu'il s'agisse des puissances souterraines du rêve, du désir ou de l'inconscient. [...]
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