Alors que de prime abord, nous sommes tentés de penser le corps comme un simple outil permettant à notre être de se déverser vers l'extérieur, que ce soit pour évacuer ce qui apparaît comme un « trop-plein d'être » ou pour apparaître au monde de la manière dont je l'ai désiré, le corps ne semble pas pouvoir se réduire à ce rôle d'instrument. Au contraire, l'expression du corps des autres comme du mien semble également signifier la production de quelque chose qui échappe toujours en partie à la conscience et à la volonté, quelque chose de nouveau qui révèle mon rapport au monde en même temps qu'il le conditionne.
Après avoir montré que le corps peut être pensé comme un outil au service du sujet conscient pour évacuer vers l'extérieur les « résidus » de son activité intérieure, nous verrons que cette conception semble réductrice en tant qu'elle pense le corps comme une simple enveloppe physique laissant parfois déborder mon Moi véritable. Nous serons alors conduits à envisager le corps non pas comme un simple intermédiaire entre la conscience et l'extérieur, mais comme un langage à part entière, un vecteur de signification à la fois pour les autres et pour moi-même. Mais finalement, nous verrons que cette conception pose aussi problème en tant qu'elle suppose que l'on soit véritablement capable de saisir l'expression corporelle, c'est-à-dire de prendre conscience du corps et de rencontrer celui des autres. On montrera alors que cette entreprise est peut-être vaine en définitive, en tant que le corps est inconnaissable et toujours extérieur à la conscience.
[...] Pour Sartre, il apparaît toujours dans un processus de dépassement. Poser la question de ce qu'exprime le corps, c'est le considérer comme extérieur à soi, alors que je suis mon corps mais je ne peux pas le percevoir, le saisir. Je ne peux pas comprendre ce que signifient les gestes corporels car cela reviendrait à objectiver la relation que j'entretiens avec mon corps. Or, la conscience peut seulement exister le corps, sans qu'il lui soit possible de l'étudier de manière extérieure pour en saisir la signification. [...]
[...] Il pourrait ainsi exprimer des choses indépendamment de ce que j'ai voulu dire, inconnues à ma conscience. Le corps serait alors créateur, un système de significations à part entière, à mi-chemin entre expression de mon esprit et expression du monde lui-même. En allant plus loin, on pourrait comprendre le corps comme nécessairement incompréhensible en partie ou en totalité, en ce sens qu'il m'échappe toujours partiellement. S'interroger sur ce qu'exprime le corps, c'est en effet reconnaître que je ne le connaît pas ou ne le comprend pas immédiatement, qu'il ne parvient jamais totalement à être saisi par ma conscience. [...]
[...] Le corps est ici considéré comme une enveloppe dont pourrait s'échapper des gestes, lesquels peuvent parfois s'effectuer sans l'accord de ma volonté, me trahir aux yeux des autres en ce qu'ils révèlent que je ne suis définitivement pas qu'une conscience, qu'ils dévoilent la dualité entre le corps et l'âme. Le corps est une condition de la nature qui nous ramène à notre nécessité matérielle : nous avons des besoins qu'il est en mesure de combler, mais de même ce corps est nécessairement limité. Son expression est un moyen de me soulager à la fois physiquement et mentalement. Ainsi, Emmanuel Kant explicite cette idée dans son Anthropologie d'un point de vue pragmatique (1863). L'individu est pris comme un être à la fois empirique et transcendantal. [...]
[...] Ainsi, dans l'expérience quotidienne, le sujet pensant a davantage un accès direct au corps d'autrui plutôt qu'au sien. Nous savons que nous avons un corps par analogie avec les autres, mais nous ne savons pas réellement ce que c'est d'être un corps. Le fait de se demander ce qu'exprime le corps sous-entend justement que nous le considérons comme un objet qui exprime quelque chose de différent que ce que j'exprime, qu'il est donc en quelque sorte détaché de nous. L'expression corporelle produirait d'autre chose que moi ou de ce que j'ai voulu, voire quelque chose auquel je ne peux pas avoir accès, qui me reste incompréhensible et insaisissable. [...]
[...] Toutefois, cette conception du corps comme expression de l'être, que ce soit le nôtre ou celui d'autrui, est limitée, en tant qu'elle suppose que l'on soit véritablement capable de saisir par la conscience le corps, de rencontrer celui des autres, et d'interpréter justement leur expression. Cela semble supposer une forme de réflexivité de la conscience vis-à-vis du corps. Or, il apparaît que ce n'est pas toujours possible. On pose la question de ce qu'exprime le corps justement car cela ne nous est pas donné immédiatement. [...]
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