Bergson, dans Les deux sources de la morale et la religion, chapitre 1, interprète la figure de Socrate selon les principes d'un appel à une morale ouverte par opposition à une morale close qui serait celle du tout social, de l'ensemble des obligations sociales d'une société particulière. A sa manière, il ouvrirait à une prise de conscience que la raison ouvre ou décloisonne l'évidence des règles sociales. Il aurait un rôle exemplaire pour nous sortir d'une morale repliée sur une société particulière et nous appeler à constituer une morale fondée sur une raison universelle. Socrate lui permet de comprendre comment différencier les deux sources de la morale, et surtout deux tendances morales : une de société close et une de société ouverte.
[...] On voit par là que je peux prendre pour de la raison un discours qui légitime une habitude et qui a sa source en elle. L'idée forte de Bergson, c'est que nous sommes pliés à nos devoirs envers cette société close parce que nous ratiocinons une habitude qui fait plier notre volonté. Il y a ainsi une contingence du lien social qui s'est tissé sur nos habitudes et non sur de la nécessité vitale, mais qui s'est renforcée par l'incorporation et la discipline des mœurs habituelles. [...]
[...] Il pose les bases d'une conscience morale, d'une voix de la raison qui dépasse les normes sociales particulières. Socrate constitue ainsi une sorte d'appel à la constitution en raison de notre identité propre ; il nous oblige à un pas de côté avec les lois même si c'est pour en réclamer la justice véritable ; il nous présente une figure de la rationalité accomplie. Socrate va plus loin encore ; de la vertu même il fait une science ; il identifie la pratique du bien avec la connaissance qu'on en possède ; il prépare ainsi la doctrine qui absorbera la vie morale dans l'exercice rationnel de la pensée. [...]
[...] Nous ne nous obligeons que si nous reconnaissons la valeur de la norme. Dès lors, tout le problème est de comprendre quelles sont les résistances possibles à la raison. Le philosophe n'est pas tant celui qui est sage que celui qui désire, pour lui-même et pour autrui, partager une communauté de pensée. N'est-ce pas un projet utopique ? Comment sortir l'homme, ignorant d'être enfermé dans l'évidence de règles établies ? En quel sens, de quelle manière philosopher implique de penser un bouleversement intellectuel et comment le produire dans des têtes peut-être trop pleines, remplies d'évidences ? [...]
[...] Toutes ces questions posent en réalité le problème de l'éducation. Comment passe-t-on d'une exigence de pensée rationnelle qui n'oblige que ceux qui la reconnaissent déjà à une raison exigeante qui a le projet d'éduquer à la raison, c'est-à-dire de sortir d'abord des opinions ? Quels sont les obstacles à surmonter ? Quels sont les pièges internes à cette éducation à la pensée véritable, ou encore à la pensée sous l'égide de la vérité, guidée par son Idée ? [...]
[...] Il reste que s'il fait signe vers la raison, s'il constitue une éthique de l'interrogation et amène au seuil de dévoiler le sens de la vertu et des normes, il n'invente pas pour autant des normes. S'il critique la normalisation, et ainsi institue une éducation par la négative, s'il montre le chemin à emprunter, il ne le constitue pas. Socrate s'incline parce que s'incliner est le plus beau des résistances à un ordre injuste en les forçant à prendre conscience du malaise de leur injustice. Mais, il en reste au seuil d'une éducation réalisée. La preuve, c'est que le dialogue socratique n'oblige que ceux qui acceptent de jouer les règles du jeu. [...]
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