Face à des termes tels que celui de 'beauté', nous sommes dans une situation exactement inverse à celle qui règne dans les mathématiques. Nous ne pouvons concevoir d'étudier une fonction et sa dérivée sans être au minimum en possession d'une définition de ce que sont fonction et dérivée. Ces définitions sont données dans un langage formel, dans le cadre d'une théorie qui forme une branche des mathématiques. Inversement, le point de départ de la philosophie est le langage courant, et l'expérience quotidienne. Des mots comme 'libre', 'vrai', 'mal', 'beau', un enfant n'en apprend pas le sens par l'acquisition scolaire d'une définition. Il apprend à en user plus ou moins correctement dans un ensemble de situations diverses. On a parfois tendance à dire que ces mots sont 'abstraits'. Au sens strict, c'est faux : est abstrait (ab-trahere en latin c'est : extraire) ce qui a été extrait de l'usage courant, construit à partir de représentations non directement intuitives, formalisé selon un langage symbolique. En ce sens les notions mathématiques de racine, nombre complexe, isomorphisme, sont nécessairement abstraites, ce qui ne veut pas dire évidemment qu'elles sont vagues.
Pourquoi alors ces mots simples comme libre, vrai, beau, qui sont toujours employés dans le cours concret de la vie, sont-ils porteurs de difficulté ? Pourquoi sont-ils à la fois d'emploi courant et très malaisés à définir ? Parce qu'ils ne sont pas l'expression d'un 'objet' (concret : un crayon, abstrait : un nombre complexe), mais qu'à travers eux tout un ensemble lié de rapports entrent en jeu, qui s'entrecroisent au cœur de notre existence. Ces mots simples (la liberté, la vérité…) disent des expériences qui appartiennent à des degrés et sous des formes diverses à la vie de tout être humain. Ce sont des structures essentielles de notre existence humaine (de toute existence humaine) qui parlent à travers ces mots. Le travail philosophique part de l'expérience courante et du langage courant et s'efforce d'éclairer ces rapports, de la façon la plus réfléchie et rigoureuse possible. Dans le cas qui nous occupe, il se peut que nous ne puissions compter sur une sorte de définition ultime de la beauté ; ce qui compte, c'est d'entrer dans le jeu de rapports complexes qui jouent derrière ce mot, et de comprendre comment la beauté, d'une manière qui doit se préciser peu à peu, appartient constitutivement à notre existence.
[...] Ce qui est frappant, c'est le contraste entre l'évidence que nous ressentons, et l'impossibilité à désigner ce dont nous parlons en fait quand nous parlons de la beauté d'une chose. Cette évidence, de plus, peut être partagée (elle ne l'est pas forcément, évidemment). En fait, nous usons spontanément du terme beau dans des situations diverses, sans avoir à expliquer comment nous le faisons. Dans les termes du philosophe Wittgenstein, le sens du terme est clair à l'usage au sein de jeux de langages différents, correspondant à des situations diverses. Quelques exemples : 1. [...]
[...] Cette question est en fait directement celle que pose un dialogue de Platon, l'Hippias majeur. Hippias, l'interlocuteur de Socrate dans ce dialogue de jeunesse de Platon, est un sophiste : les sophistes, au moment de l'essor de la démocratie athénienne, prétendaient dispenser contre rémunération un enseignement permettant d'être expert (sophos) dans toutes les choses nécessaires pour devenir un homme accompli, ce qui voulait dire d'abord : capable de tenir sa place dignement au conseil, à l'assemblée ou au tribunal. Les sophistes enseignaient donc une sorte de culture générale axée essentiellement autour de la capacité à persuader, à faire un beau discours C'est le point de départ du dialogue. [...]
[...] D'un côté, tout ce qui peut se rapporter à la dimension utilitaire, et d'un autre côté, tout ce qui relèverait de l'esthétique (mot forgé au dix-huitième siècle par le philosophe allemand Baumgarten) : la contemplation plaisante, la jouissante gratuite de la chose belle. Cette contemplation est, par opposition à la sphère de l'utilité (au sens général, mais aussi au sens strict de la rationalité de représentation des choses en termes de calcul de l'utilité économique), nécessairement vue comme inutile, frivole, superflue. Réfléchir sur la beauté ce serait vraiment ne pas s'occuper de choses sérieuses. [...]
[...] Sans doute repose-t-elle sur quelque chose de beaucoup plus ancien : la relation entre luxe et beauté. Le luxe (luxus en latin veut dire ce qui est en excès, hors de la normale : d'où une luxation de l'épaule, quand la tête de l'os sort de l'articulation ) est la possession des belles choses, dont la valeur semble excéder les catégories ordinaires de l'utilité économique. Les objets rares, les matières précieuses, les œuvres d'art sont les signes de la puissance sociale et politique. [...]
[...] Une lithographie est bien sûr moins chère qu'une toile. Ce mot désigne dans la Bible les peuples contre lesquels lutte le royaume d'Israël à l'époque du roi David. Il est repris par l'argot des étudiants allemands pour désigner un ennemi supérieur en nombre aux mains desquels on peut tomber signale H. Arendt dans la Crise de la culture) Son prolongement dans le monde contemporain est la forte tendance, très médiatisée à voir dans l'art la pure expression géniale de la personnalité de l'artiste, et à l'associer à une posture conceptuelle de révolte, d'avant-garde (jusqu'à faire de l'art le pur geste d'une inversion déconcertante du schéma utilitaire, comme chez Duchamp). [...]
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