Dans Candide, le jeune héros rencontre un noble vénitien, Pococurante, dont la superbe bibliothèque contient tous les chefs-d'œuvre reconnus par l'opinion, mais qui lui explique pourquoi la plupart des œuvres ainsi réunies ne l'intéressent pas : « Les sots admirent tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi ; je n'aime que ce qui est à mon usage. » Cet homme contredit les idées reçues : les œuvres des grands écrivains connaissent un succès certain, et les enfants, à l'école, apprennent à lire autrement que pour leur propre plaisir. Leur programme comprend des « auteurs estimés », dont on attend qu'ils apprécient le talent. Le jugement de Pococurante pose en fait deux problèmes : celui de la valeur des écrivains, qui selon lui varie d'une page à l'autre, et celui des mobiles de la lecture. Mais est-il vraiment « sot », ou snob, de s'intéresser à l'ensemble d'une œuvre, sans en exclure les parties moins brillantes?
[...] Mais on reconnut ensuite que tout se tenait dans son œuvre et que son analyse des sentiments allait plus loin que dans les autres romans. Laisser les enfants choisir leurs lectures comporte donc un risque. Voltaire conseilla d'ailleurs ainsi une jeune fille dans une lettre : Je vous invite à ne lire que des ouvrages depuis longtemps en possession des suffrages du public et dont la réputation n'est point équivoque. Il y en a peu, mais on profite bien davantage en les lisant qu'avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. [...]
[...] Le noble vénitien a donc raison de se moquer des sots qui admirent tout dans un auteur. Les écrivains eux-mêmes reconnaissent qu'ils ne sont pas constamment parfaits : ils ne publient pas les travaux qu'ils trouvent secondaires ; ils savent reconnaître la supériorité de telle ou telle partie de leurs ouvrages. Voltaire par exemple n'estimait guère ses contes ou ses pamphlets ; seul son théâtre lui paraissait digne de passer à la postérité. On peut donc se demander à quoi servent les œuvres complètes, et s'il est vraiment utile de publier jusqu'à la correspondance et les brouillons des auteurs. [...]
[...] Dans les Essais, il raconte qu'un précepteur intelligent le laissait découvrir en cachette Virgile, Térence, Plaute. Montaigne reconnaît que tout dirigisme l'aurait dégoûté de la littérature, et conseille de laisser l'enfant choisir ses auteurs : seul le plaisir le mènera naturellement à d'autres lectures. Autant de lecteurs, autant de livres dit un jour André Gide. Les individus ne recherchent pas la même chose dans un ouvrage. Ce phénomène est connu depuis longtemps : chacun cherche en fait ce qui l'intéresse, le touche. [...]
[...] Le snobisme a sa part dans la sottise dénoncée par le noble vénitien. Proust s'est ainsi moqué des admirations béates des membres du salon de Mme Verdurin. À notre époque, les médias célèbrent des livres qui n'en valent pas la peine : à la bêtise du snobisme se joint celle des impératifs commerciaux, qui vendent un produit littéraire comme un tube Une campagne de presse bien orchestrée pousse le public à acheter et à admirer sans réflexion. Il en est de même pour les grands classiques : Pococurante a demandé à des savants s'ils s'ennuyaient autant que lui à la lecture d'Homère ; les plus sincères lut répondirent que le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l'Antiquité Bien des parvenus achètent de belles éditions complètes de Balzac ou d'autres auteurs estimés, uniquement pour prouver leur culture. [...]
[...] Les œuvres secondaires d'un auteur ou d'une époque peuvent nous renseigner sur son art et sur la nature du plaisir que nous apportent les chefs-d'œuvre. L'Autodidacte dans La Nausée de Jean-Paul Sartre lisait tous les livres dans l'ordre alphabétique. Dans La Sans-Pareille de F. Chandernagor, M. de Chérailles passe son temps à déchirer les passages qu'il juge indignes de l'auteur : il réduit ainsi À la recherche du temps perdu à la dimension d'un haïku, poème japonais de trois vers ; il ne garde des Mémoires d'outre-tombe que la page de titre et l'épigraphe. [...]
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