« Il n'y a pas de prescription en histoire, monsieur l'Observateur. Votre... visite a réveillé de très anciens souvenirs. Ces souvenirs ne sont pas paisibles. Ils peuvent redevenir... brûlants. » C'est en ces termes que l'émissaire du Farghestan répond à Aldo, le héros du roman de Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, qui lui rappelait que le conflit mettant aux prises leurs deux pays était vieux de plus de trois cents ans, et qu'il fallait par conséquent relativiser l'importance de cette vieille querelle. Certains faits très éloignés restent vivaces dans la mémoire des peuples, et continuent d'alimenter les haines et les rancoeurs. Aux yeux de la mémoire en effet, il n'existe pas de mécanisme d'oubli automatique. Une collectivité peut escamoter un événement vieux de dix ans et ressasser indéfiniment un épisode de ses chroniques médiévales. La mémoire historique, qui est une mémoire collective, c'est-à-dire construite par une collectivité pour servir ses fins présentes, se moque des délais mécaniques de la prescription judiciaire. La mémoire historique, contrairement à la mémoire judiciaire, est en effet discontinue.
Sommaire
Introduction
I) La prescription, que le juge n'écarte que dans des cas exceptionnels, afin de faire droit aux réclamations des victimes des crimes les plus odieux, est une présomption d'oubli, et se heurte par conséquent à la fois à la discontinuité de la mémoire collective et au « devoir de mémoire »
A. Alors que l'historien analyse et explique sans jamais blâmer, le juge, invité par la société à punir les crimes d'hier, peut, exceptionnellement, écarter les mécanismes de la prescription 1. L'histoire est une « masse confuse de ruines » (Hegel), dont les victimes demandent aujourd'hui au juge et à l'historien de désigner des coupables 2. Le juge, chargé de punir dans l'intérêt de la société, ne peut faire droit aux réclamations des victimes qu'à condition de renoncer à la règle de la prescription 3. Pour l'historien, l'objectif n'est pas de rechercher et de punir les coupables, mais de déterminer les causes de l'enchaînement des événements
B. La prescription des faits historiques se heurte à la fois au cheminement complexe de la mémoire collective, largement discontinue, ainsi qu'au devoir de mémoire, exigence morale qui laisse la porte ouverte au pardon, mais fait obstacle à l'oubli 1. La mémoire est un phénomène collectif : on ne se souvient pas seul 2. La mémoire est une construction à la fois affective et politique, et fait parfois peu de cas de la chronologie linéaire des événements 3. La prescription est un mécanisme d'oubli automatique, contraire au devoir de mémoire
II) Cette fascination pour notre passé, qui tient notamment à la volonté de la société de renouer le lien social autour de la commémoration de son histoire, crée une situation d'éternel retour qui a le mérite de nous placer face aux conséquences de nos actes, mais ne doit pas faire obstacle au progrès
A. Notre obsession du passé constituerait, selon certains commentateurs, un substitut au lien social 1. Notre obsession du passé s'apparente à certains égards à de la « rumination »... 2. ... et tiendrait à la nécessité des sociétés contemporaines de se rassurer face à un avenir devenu incertain, et de trouver un remède au délitement du lien social
B. L'interdiction d'oublier, au-delà de ses improbables vertus pédagogiques, nous empêche de refouler notre mauvaise conscience, mais ne doit pas faire obstacle au travail de mémoire 1. L'obsession du passé est perçue, probablement à tort, comme un moyen pédagogique d'empêcher la répétition des erreurs passées 2. L'hypermnésie actuelle nous interdit d'oublier, et donc de refouler notre mauvaise conscience en occultant nos responsabilités historiques, mais ne doit pas empêcher le travail de mémoire
C. L'absence de prescription du passé nous place dans une situation d'éternel retour qui, si elle nous responsabilise et nous place devant la conséquence de nos actes, risque de faire de l'histoire le lieu d'une répétition et non plus d'un progrès 1. L'absence de prescription nous place dans une situation d'éternel retour... 2. ... qui nous rappelle qu'à défaut d'assumer, à titre individuel, nos responsabilités, notre culpabilité collective est engagée... 3. ... au risque de faire de l'histoire le lieu d'une répétition, et non plus d'un progrès
Conclusion
Introduction
I) La prescription, que le juge n'écarte que dans des cas exceptionnels, afin de faire droit aux réclamations des victimes des crimes les plus odieux, est une présomption d'oubli, et se heurte par conséquent à la fois à la discontinuité de la mémoire collective et au « devoir de mémoire »
A. Alors que l'historien analyse et explique sans jamais blâmer, le juge, invité par la société à punir les crimes d'hier, peut, exceptionnellement, écarter les mécanismes de la prescription 1. L'histoire est une « masse confuse de ruines » (Hegel), dont les victimes demandent aujourd'hui au juge et à l'historien de désigner des coupables 2. Le juge, chargé de punir dans l'intérêt de la société, ne peut faire droit aux réclamations des victimes qu'à condition de renoncer à la règle de la prescription 3. Pour l'historien, l'objectif n'est pas de rechercher et de punir les coupables, mais de déterminer les causes de l'enchaînement des événements
B. La prescription des faits historiques se heurte à la fois au cheminement complexe de la mémoire collective, largement discontinue, ainsi qu'au devoir de mémoire, exigence morale qui laisse la porte ouverte au pardon, mais fait obstacle à l'oubli 1. La mémoire est un phénomène collectif : on ne se souvient pas seul 2. La mémoire est une construction à la fois affective et politique, et fait parfois peu de cas de la chronologie linéaire des événements 3. La prescription est un mécanisme d'oubli automatique, contraire au devoir de mémoire
II) Cette fascination pour notre passé, qui tient notamment à la volonté de la société de renouer le lien social autour de la commémoration de son histoire, crée une situation d'éternel retour qui a le mérite de nous placer face aux conséquences de nos actes, mais ne doit pas faire obstacle au progrès
A. Notre obsession du passé constituerait, selon certains commentateurs, un substitut au lien social 1. Notre obsession du passé s'apparente à certains égards à de la « rumination »... 2. ... et tiendrait à la nécessité des sociétés contemporaines de se rassurer face à un avenir devenu incertain, et de trouver un remède au délitement du lien social
B. L'interdiction d'oublier, au-delà de ses improbables vertus pédagogiques, nous empêche de refouler notre mauvaise conscience, mais ne doit pas faire obstacle au travail de mémoire 1. L'obsession du passé est perçue, probablement à tort, comme un moyen pédagogique d'empêcher la répétition des erreurs passées 2. L'hypermnésie actuelle nous interdit d'oublier, et donc de refouler notre mauvaise conscience en occultant nos responsabilités historiques, mais ne doit pas empêcher le travail de mémoire
C. L'absence de prescription du passé nous place dans une situation d'éternel retour qui, si elle nous responsabilise et nous place devant la conséquence de nos actes, risque de faire de l'histoire le lieu d'une répétition et non plus d'un progrès 1. L'absence de prescription nous place dans une situation d'éternel retour... 2. ... qui nous rappelle qu'à défaut d'assumer, à titre individuel, nos responsabilités, notre culpabilité collective est engagée... 3. ... au risque de faire de l'histoire le lieu d'une répétition, et non plus d'un progrès
Conclusion
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Extraits
[...] Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons: Il en a été ainsi ; c'est le destin ; on n'y peut rien changer ; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l'égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Mais les victimes, elles, ne se satisfont pas de ce constat désabusé, de cette indifférence fataliste, et exigent de plus en plus souvent que des coupables soient désignés et que toute la vérité soit faite. À cet égard, l'analyse des historiens ne suffit pas. [...]
[...] Ce n'est pas seulement la mémoire nationale qui est entretenue et affirmée. Certaines des commémorations contemporaines permettent au contraire de promouvoir des mémoires particulières, et, comme l'écrit Antoine Prost dans l'ouvrage précité : Nous sommes donc envahis, submergés par un patrimoine proliférant, qui n'est plus d'aucune façon constitutif d'une identité commune, mais se fragmente en une multitude d'identités locales, professionnelles, catégorielles dont chacun exige qu'elle soit respectée et cultivée. Le préambule du rapport remis au Premier ministre par le Comité pour la mémoire de l'esclavage souligne à ce titre le besoin de commémoration exprimé par les populations héritières de la traite négrière : La très grande majorité de nos concitoyens du monde issu de l'esclavage sont convaincus que, malgré la loi du 21 mai 2001, l'histoire de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions continue d'être largement ignorée, négligée, marginalisée. [...]
[...] Conclusion Paul Valéry, dans Regards sur le monde actuel, constate que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. D'où s'infère que la suppression de l'histoire ferait les peuples plus heureux. Le moindre regard sur les événements de ce monde retrouve cette même conclusion. L'oubli est le bienfait que veut corrompre l'histoire. Rien dans l'histoire n'est pour enseigner aux humains la possibilité de vivre en paix. L'enjeu est donc, dans des sociétés obsédées par leur histoire, de définir une mémoire et un oubli heureux. C'est l'Esprit., sa volonté raisonnable et nécessaire. [...]
[...] Le fondement de la prescription pénale est donc le même que celui du droit social de punir: la société ne poursuit que pour rétablir l'ordre et maintenir la sécurité publique, elle ne poursuit pas en vue de l'expiation des coupables ou de la vengeance des victimes. Or, si le châtiment est trop éloigné du délit, il devient inutile. Le souvenir du fait coupable est effacé, et le besoin de l'exemple a disparu. L'oubli du délit supprime la nécessité et, par suite, la légitimité de la répression. La prescription est donc une présomption d'oubli. [...]
[...] Le Dieu vengeur de l'Ancien Testament ne cesse d'affirmer cette responsabilité engageant tout un lignage, tout un peuple : Moi Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui me haïssent. L'absence de prescription en histoire nous place par conséquent de façon brutale devant nos responsabilités, puisque le temps ne vient plus atténuer notre culpabilité. Le devoir de mémoire est en quelque sorte un avatar de l'éternel retour : les atrocités commises ne se répètent pas, mais leur souvenir reste vivace, et la voix des victimes ne s'éteint pas. [...]