« Il n'y a pas de prescription en histoire, monsieur l'Observateur. Votre... visite a réveillé de très anciens souvenirs. Ces souvenirs ne sont pas paisibles. Ils peuvent redevenir... brûlants. » C'est en ces termes que l'émissaire du Farghestan répond à Aldo, le héros du roman de Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, qui lui rappelait que le conflit mettant aux prises leurs deux pays était vieux de plus de trois cents ans, et qu'il fallait par conséquent relativiser l'importance de cette vieille querelle. Certains faits très éloignés restent vivaces dans la mémoire des peuples, et continuent d'alimenter les haines et les rancoeurs. Aux yeux de la mémoire en effet, il n'existe pas de mécanisme d'oubli automatique. Une collectivité peut escamoter un événement vieux de dix ans et ressasser indéfiniment un épisode de ses chroniques médiévales. La mémoire historique, qui est une mémoire collective, c'est-à-dire construite par une collectivité pour servir ses fins présentes, se moque des délais mécaniques de la prescription judiciaire. La mémoire historique, contrairement à la mémoire judiciaire, est en effet discontinue.
[...] Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons: Il en a été ainsi ; c'est le destin ; on n'y peut rien changer ; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l'égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Mais les victimes, elles, ne se satisfont pas de ce constat désabusé, de cette indifférence fataliste, et exigent de plus en plus souvent que des coupables soient désignés et que toute la vérité soit faite. À cet égard, l'analyse des historiens ne suffit pas. [...]
[...] Ce n'est pas seulement la mémoire nationale qui est entretenue et affirmée. Certaines des commémorations contemporaines permettent au contraire de promouvoir des mémoires particulières, et, comme l'écrit Antoine Prost dans l'ouvrage précité : Nous sommes donc envahis, submergés par un patrimoine proliférant, qui n'est plus d'aucune façon constitutif d'une identité commune, mais se fragmente en une multitude d'identités locales, professionnelles, catégorielles dont chacun exige qu'elle soit respectée et cultivée. Le préambule du rapport remis au Premier ministre par le Comité pour la mémoire de l'esclavage souligne à ce titre le besoin de commémoration exprimé par les populations héritières de la traite négrière : La très grande majorité de nos concitoyens du monde issu de l'esclavage sont convaincus que, malgré la loi du 21 mai 2001, l'histoire de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions continue d'être largement ignorée, négligée, marginalisée. [...]
[...] Conclusion Paul Valéry, dans Regards sur le monde actuel, constate que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. D'où s'infère que la suppression de l'histoire ferait les peuples plus heureux. Le moindre regard sur les événements de ce monde retrouve cette même conclusion. L'oubli est le bienfait que veut corrompre l'histoire. Rien dans l'histoire n'est pour enseigner aux humains la possibilité de vivre en paix. L'enjeu est donc, dans des sociétés obsédées par leur histoire, de définir une mémoire et un oubli heureux. C'est l'Esprit., sa volonté raisonnable et nécessaire. [...]
[...] Le fondement de la prescription pénale est donc le même que celui du droit social de punir: la société ne poursuit que pour rétablir l'ordre et maintenir la sécurité publique, elle ne poursuit pas en vue de l'expiation des coupables ou de la vengeance des victimes. Or, si le châtiment est trop éloigné du délit, il devient inutile. Le souvenir du fait coupable est effacé, et le besoin de l'exemple a disparu. L'oubli du délit supprime la nécessité et, par suite, la légitimité de la répression. La prescription est donc une présomption d'oubli. [...]
[...] Le Dieu vengeur de l'Ancien Testament ne cesse d'affirmer cette responsabilité engageant tout un lignage, tout un peuple : Moi Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui me haïssent. L'absence de prescription en histoire nous place par conséquent de façon brutale devant nos responsabilités, puisque le temps ne vient plus atténuer notre culpabilité. Le devoir de mémoire est en quelque sorte un avatar de l'éternel retour : les atrocités commises ne se répètent pas, mais leur souvenir reste vivace, et la voix des victimes ne s'éteint pas. [...]
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