Claire Zahanassian, héroïne de la visite de la vieille dame , revient dans son village après quarante ans d'absence, alors qu'elle est devenue milliardaire, pour, selon elle, « s'acheter la justice ». Elle offre, en effet, cent milliards au village si l'on répare l'injustice dont elle a été victime quand elle avait dix-huit ans : elle demande aux habitants de tuer l'homme qui l'avait abandonnée alors qu'elle était enceinte, et qui avait récusé sa paternité au cours d'un procès, à l'aide de deux faux témoignages. A la suite de ce procès, sans ressources et chassée, elle avait, par la faute de cet homme, perdu son enfant et échoué dans un bordel de Hambourg. Pour les habitants, une question fondamentale se pose donc : s'ils veulent être justes, que doivent-ils savoir à propos de cette femme ? Doivent-ils simplement connaître la loi et refuser de commettre un crime ? Ou encore conclure que, compte tenu des malheurs de Claire, il est juste que son ancien amant soit puni ? Faut-il qu'ils connaissent la morale pour être justes dans cette situation, et décréter que c'est mal de tuer un homme ? Cet exemple soulève la question des fondements de la justice. Plus particulièrement, il pose le problème de la relation entre le savoir, entendu comme un ensemble de connaissances, et la justice, que cette dernière soit la « justice-institution » ou la ‘justice-devoir » se référant à la morale. Si on considère qu'il y a un lien entre justice et savoir, l'idée de justice renvoie, alors, au domaine théorétique, c'est-à-dire celui de la connaissance et de la pensée. Mais quelle est la nature de ce lien ? La question est donc de savoir si la connaissance est un préalable nécessaire pour être juste. Faut-il être instruit pour pouvoir être juste ? Et si la connaissance est nécessaire pour être juste, de quelle connaissance s'agit-il ? On pourrait plutôt penser que, dans une certaine mesure, trop de connaissance nuit à la justice. Et même, puisque nous pouvons « sentir » spontanément si une action est juste ou non, « faut »-il vraiment « savoir » quelque chose pour être juste ? Justice et ignorance sont-elles incompatibles ?
[...] De même, Platon se méfiait beaucoup de la démocratie (à tout le moins en théorie, car en pratique, il la considère comme le moins mauvais des systèmes) : il était, au contraire, en faveur d'une cité dirigée par un roi-philosophe ou un philosophe-roi, seul à même, selon lui, de réaliser la cité juste[vi]. Pour être juste, il faut donc, d'après Platon, être sage, savoir pratiquer la sagesse, aimer la sagesse, bref être philosophe. Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse des thèses rousseauistes ou platoniciennes, il semble qu'être juste suppose d'avoir une grande connaissance, de la morale selon l'un, de la philosophie selon l'autre. Pourtant, si on sait trop de choses, on risque de ne pas être juste : le savoir peut nuire à la justice. [...]
[...] Or, une société basée sur l'égalité des chances est juste en ce qu'elle permet à chacun d'obtenir fonctions et avantages proportionnellement à son mérite : cela correspond à la forme la plus générale de l'expression du juste : suum cuique tribuere c'est-à-dire à chacun ce qui lui revient ou encore, à chacun la dose de bien ou de mal qui lui est due. L'institutionnalisation de ce principe est la méritocratie. Ce système, a priori parfaitement juste, ne fonctionne correctement que si est déterminé ce qui est bien et ce qui est mal. Se trouve ainsi ouverte la problématique des liens entre éthique et justice, les liens qui semblent a priori évidents. En effet, au niveau individuel, pour être juste, il faut parfois savoir distinguer le bien du mal, le bon du mauvais. [...]
[...] Même si, dans ce cas précis, c'est l'individu détesté qui a raison, donc en faveur duquel il faudrait arbitrer d'après le principe de justice, nos sentiments peuvent nous conduire à déroger à ce principe, même inconsciemment. Ainsi, les sentiments qui naissent de la connaissance d'autrui, par exemple la pitié face à quelqu'un qui a souffert, ne nous rendent pas juste : on serait tenté d'être plus indulgent avec telle ou telle personne, compte tenu des sentiments que nous éprouvons à son égard et dont nous pouvons très difficilement faire abstraction. Le risque d'un savoir trop important est donc de devenir impartial : la connaissance, dans une certaine mesure, nuit à la justice. [...]
[...] De manière plus réaliste, la source de ce droit naturel pourrait être la raison, ou un sens moral naturel que possèderait chaque homme. C'est ce qui est évoqué le plus souvent en justification des droits de l'homme. Jefferson[ix] écrit à ce titre que chaque homme possède ce sens moral du bien et du mal qui, comme le goût et le toucher, fait partie de la nature de chaque homme Même l'ignorant peut donc être juste. En définitive, un lien censément complexe unit justice et savoir : il semble tout d'abord qu'il faille tout savoir pour pouvoir être juste, puisque le savoir nous permet de dépasser la généralité de la loi et de prendre en compte plus équitablement les cas particuliers. [...]
[...] En ce sens, il est loisible de dire que plus l'on sait de choses, plus l'on s'approche de la justice. Selon Aristote[ii], ce qui est équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste légal, le juste suivant la loi, mais il est une heureuse amélioration de la justice rigoureusement légale [ ] La nature propre de l'équité, c'est précisément de corriger la loi, dans la mesure où sa généralité rend celle- ci incomplète Ainsi, il faut considérer les cas particuliers selon l'esprit de la loi, et non suivre strictement cette dernière. [...]
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