L'expression "devoir de mémoire" implique une judiciarisation, ou une moralisation, de la faculté de mémoire : il s'agirait d'éduquer, de normer, de régler la mémoire subjective afin de fixer un certain nombre de faits. Inutile de préciser que cette expression appartient au temps présent et qu'elle est issue du constat que la mémoire traditionnelle, ancestrale, véhiculée par le respect de la parole et la connaissance des textes, des traditions, a laissé place à une mémoire exténuée à la recherche de supports symboliques.
Qu'est-ce qui fonde objectivement la collectivisation de la mémoire, et qu'est-ce qui justifie l'instauration d'une politique mémorielle ? Quelle est l'efficace du devoir de mémoire, quand l'histoire et l'actualité donnent à voir la répétition des génocides, et ce devoir peut-il seulement prétendre à l'efficacité lorsqu'il fonctionne telle une exonération des responsabilités individuelles ?
Inversement, pointer les limites et les ratés du devoir de mémoire revient-il nécessairement à l'abandonner ? N'y aurait-il pas place pour un autre devoir et une autre responsabilité qui, centrés sur l'engagement du sujet, trancheraient avec les illusions du “politiquement correct” ?
[...] Aussi commençait-on par les “discipliner” dans des camps militaires (cf. Rita Taleman, “Tout comença à Nuremberg”, Berg internationnal). Rien n'interdit non plus de se fabriquer des origines et de se réclamer, comme au Kosovo, d'une fondation rétrospective afin de justifier des crimes ethniques, ou d'une pseudotradition nationale, comme c'est le cas en Israël et en Palestine, afin de justifier des crimes politiques. Ni les Juifs ni les Palestiniens n'avaient une tradition et une identité nationales au moment de la création de leurs Etats respectifs : ils ont appris en miroir les uns des autres, le mépris de l'un étant nécessaire à la constitution du groupe de l'autre. [...]
[...] A nier cet impossible logique, on tombe dans le mensonge, la malversation, la complaisance. Le devoir de mémoire est une forme d'aministie qui recréé le passé, en déformant l'horreur rabattue sur la commémoration, la plainte. Dire que nous sommes individuellement coupables d'un acte inassumable revient à poser que nous sommes individuellement responsables de cette zone d'irresponsabilité. Les moins coupables sont ceux qui ont choisi de mourir debout, en se jetant sur les barbelés électrifiés par exemple. Les rescapés ont leur culpabilité qui est d'avoir survécu à l'inacceptable et à l'indigne. [...]
[...] Quand l'Etat prétend normer ce qui est intime, individuel et personnel comme la mémoire d'un sujet, le risque est le totalitarisme, avéré ou insidieux, officiel ou rampant. Prise dans le sens du génitif objectif, la notion de devoir de mémoire apparaît aberrante, source de déresponsabilisation et de dangers. Prise dans un sens subjectif, elle peut revêtir une certaine pertinence, à la condition que chaque sujet s'engage à faire ce travail de mémoire en lui-même et à partir de lui-même. Mais cette pertinence sera toujours limitée, à cause des incertitudes de la mémoire individuelle. [...]
[...] Il y a une zone d'irresponsabilité, d'où notre culpabilité ne nous fera jamais sortir, et qui est terrible, l'indicible, l'impensable banalité du mal”. Si les témoignages valent, c'est parce qu'ils témoignent d'un intémoignable. Les vrais témoins, ceux qui auraient pu témoigner intégralement de l'horreur des camps sont ceux qui justement n'ont pas témoigné, parce qu'ils ont été engloutis. Les rescapés, qui parlent à leur place, témoignent d'un témoignage manquant, impossible à formuler, à assumer. Primo Lévi écrit dans ce sens : le répète : nous les survivants, ne sommes pas les vrais témoins. ( . [...]
[...] Inversement, pointer les limites et les ratés du devoir de mémoire revient-il nécessairement à l'abandonner ? N'y aurait-il pas place pour un autre devoir et une autre responsabilité qui, centrés sur l'engagement du sujet, trancheraient avec les illusions du “politiquement correct” ? Après avoir montré le fondement très relatif du devoir de mémoire, puis les falsifications et les déresponsabilisations auxquelles il peut donner lieu, nous essaierons de penser la possibilité d'un autre devoir de mémoire, non plus collectif, mais individuel, celui précisément d'un sujet conscient de ses devoirs et prêt à les assumer. [...]
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