Il est courant de distinguer le besoin du désir. En effet, on prête au besoin une nécessité, un caractère impérieux relativement à la vie, voire à la survie, qu'on ne reconnaît pas au désir dont les objets sont jugés plus ou moins futiles pour l'existence. Ce qui invite à penser qu'il y a entre l'état de besoin et le désir une différence irréductible. Le besoin serait de l'ordre de la nécessité, essentiellement biologique, de la survie, tandis que le désir lui serait de l'ordre du superflu ou viserait des fins qui sont très au-delà de la survie, comme le plaisir ou le bonheur, choses sans lesquelles il est possible de vivre. On a besoin du nécessaire, on désire le superflu. Toutefois, il est tout aussi courant d'employer indifféremment le mot besoin et le mot désir relativement aux mêmes choses. On peut dire qu'on a besoin de manger, d'apprendre, d'être aimé, de se divertir... , tout comme on peut désirer tout cela. C'est pourquoi il est légitime de se demander si nous ne désirons que ce dont nous avons besoin.
En d'autres termes, est-ce parce que nous en avons besoin, qu'ils nous sont nécessaires, que nous désirons certains objets ou certaines fins ?
Il semble que oui, mais alors comment expliquer que certains de nos désirs portent sur des objets qui sont loin de nous être nécessaires ? Ne désirons-nous pas plus de choses que celles qui nous sont absolument indispensables ? Mais, d'un autre côté, est-il possible de désirer quelque chose sans en avoir besoin à un titre quelconque ? Pourrions-nous désirer quelque chose qui ne nous soit utile en rien ?
Le désir est-il réductible à l'état de besoin dont il serait la manifestation ou n'est-il pas au contraire ce qui engendre l'état de besoin lui-même? A moins toutefois qu'il ne soit pas d'une autre nature que le besoin.
La notion de besoin désigne non pas une chose en tant que telle, mais l'état d'un être vivant ou d'une chose (cette chambre a besoin d'être rangée!) par rapport à ce qui lui est nécessaire en vue d'une fin quelconque. (Définition tirée du dictionnaire philosophique de Lalande). On dira par exemple que l'on a besoin d'un marteau pour planter un clou, que les enfants ont besoin d'être éduqués, que nous avons besoin de nous nourrir pour vivre.
[...] Pourquoi ? Parce que si d'un côté, ce que je désire, c'est quelque chose qui n'est pas de ce monde, d'un autre côté, ce dont j'ai besoin parce cela me manque, c'est toujours quelque chose que non seulement je devrais avoir pour accomplir une fin déterminée, mais surtout quelque chose que je pourrais posséder parce que le monde me l'offre. Ce dont j'ai besoin, c'est de quelque chose qui me manque, mais c'est aussi toujours quelque chose qui existe quelque part, qui est au monde, du monde, qui est présent ailleurs, alors que ce que je désire, c'est non seulement quelque chose qui n'est pas présent, mais qui surtout n'est nulle part au monde, qui n'est pas du tout. [...]
[...] Non, mais alors, comment nous procurons-nous les moyens dont nous avons besoin si nous ne tendons pas vers eux par désir de se les procurer? Par un acte de la volonté, subordonné à la raison qui détermine par un calcul les moyens à employer pour se procurer le moyen qui nous manque, celui dont nous avons besoin. Par un acte de la volonté, ce qui est autre chose que par désir. Toutefois, soutenir que nous ne désirons que ce dont nous avons besoin, c'est peut-être se laisser abuser par la ressemblance structurelle que l'on peut observer entre l'état de besoin et celui de désir : s'il faut bien d'une part remarquer que l'état de besoin comme le désir s'apparentent en cela qu'ils sont tous les deux l'effet d'un manque par rapport à une fin, rien n'indique d'autre part que l'apparentement soit total, rien n'assure que par-delà cette ressemblance, les fins propres à l'état de besoin coïncident avec celles propres au désir. [...]
[...] Le désir produit, mais il produit du réel, le monde humain et son ordre. Il est même la seule force de création, force qui ne s'oppose au réel que pour le transformer, en tirer des choses nouvelles. Ce qui implique que le désir ne manque de rien, qu'il ne renvoie pas à un état de manque, qu'il n'a en lui-même aucun besoin, ni aucun rapport avec les besoins. Le besoin, c'est alors l'envers du désir, ce qui reste lorsque le désir a perdu de sa force productrice. [...]
[...] On pourra toujours trouver de tels désirs vains, comme le fait Epicure lorsqu'il distingue les désirs nécessaires et naturels des désirs non nécessaires et non naturels, comme le désir de faire bonne chère, ils n'en sont pas moins des désirs et des désirs qui finissent par engendrer des besoins en créant un état de manque. L'état de besoin est l'état dans lequel nous plonge un désir exaspéré, frustré. La nécessité de faire cesser l'état de besoin n'est pas biologique, elle est engendrée par un désir. Allons plus loin : si le désir est premier et engendre un état de besoin, c'est-à-dire un état de manque par rapport à une fin déterminée par le désir lui-même, il n'est peut-être pas exact de réduire le désir à l'effet d'un manque, comme le fait Platon. [...]
[...] L'état de besoin qui n'est en effet qu'un état, un état passivement vécu qui exprime, quelquefois douloureusement, un manque serait l'envers du désir, déterminé par ce même manque, mais comme tendance vers un objet ou une fin, exprimant ainsi une force, une activité que n'est pas présente dans l'état de besoin. De ce point de vue, on peut soutenir que nous désirons ce dont nous avons besoin. D'une part au sens où l'on peut dire que l'état de besoin est à l'origine d'un désir qui va prendre pour objet le moyen qui nous manque, celui dont précisément nous avons besoin, dans la poursuite de notre fin, et donc que le désir a pour fonction de mettre fin à l'état de besoin. [...]
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