Le développement, au cours des cinquante dernières années, dans les pays occidentaux d'une société de consommation fondée sur le principe de « client-roi », et offrant un accès très largement démocratisé à des biens, matériels et immatériels, toujours plus nombreux et variés, a d'une certaine manière amené à reconsidérer le rapport du consommateur moderne au désir ; la possibilité d'une satisfaction immédiate de ce dernier, permise par le développement des communications et des transports, et contrainte essentiellement par la qualité des moyens financiers, dépendants uniquement de l'acheteur, et non plus techniques ou logistiques, a globalement tendance à confondre le bonheur dans une logique purement mercantile, de sorte que le sujet se comporte tout à la fois en consommateur compulsif et matérialiste, et en éternel enfant insatisfait, face à l'immensité des plaisirs qui lui sont offerts.
Et il apparaît alors qu'au lieu de se satisfaire en conséquence, le désir se voit toujours comme repoussé à mesure que l'horizon des possibilités s'élargit, et devient toujours plus exigeant, voire change complètement d'objet, sitôt que vient son accomplissement ; cette contradiction, particulièrement apparente dans nos sociétés modernes où prévaut le consumérisme de masse, et où les désirs eux-mêmes sont réduits à leur forme la plus basse, matérialistes et éphémères, renvoie pourtant à un questionnement philosophique beaucoup plus large : nos désirs rendent-ils nos vies irrémédiablement contradictoires ?
[...] Il en irait ainsi de même pour chacun de ces buts, une fois atteints, que pour un cadeau de Noël trop longtemps fantasmé, grandi et sublimé par l'activité intense d'une imagination enfantine, et qui se révèlerait finalement décevant, commun, vulgaire en regard de ce qu'il avait de merveilleux, d'extraordinaire tant qu'il relevait du pur et simple domaine du rêve ; la route qui nous sépare de l'objectif visé et de sa réalisation est le lieu de l'imaginaire, du fantasme, et celui-ci - il est relativement aisé de le comprendre - est d'autant plus travaillé que cette route est longue et ardue, en conséquence de quoi la concrétisation du désir paraît d'autant plus décevante ; et le vrai plaisir semble se situer davantage dans le travail actif de l'imaginaire que dans l'accomplissement final. On peut dès lors légitimement se demander si le simple fait de former et réaliser des désirs, consciemment ou par nature, ne condamne pas le sujet à des déceptions perpétuelles et une insatisfaction éternelle, ou s'il peut exister, par l'emprise rationnelle qu'il peut avoir sur eux, un moyen de rendre ceux-ci réellement profitables. [...]
[...] La fin de la vie, le dépérissement, s'accompagne en effet généralement d'une aboulie chronique : face à la conscience de sa mort prochaine, le géronte se rend ainsi inapte à tout désir et s'en retourne à ses besoins premiers, naturels, jusqu'à se renfermer dans une quasi totale inactivité émotionnelle, comme un délaissement croissant de la vie. Cette situation, très peu enviable d'une opinion commune, est celle que nous fuyons tout au cours de notre vie, tant l'inactivité semble être synonyme de mort ; ainsi n'est-il pas rare d'entendre, en société, pour qui se montre systématiquement réticent à participer à des activités et incapable de prendre des risques, et leur préfère un confort paisible et sans surprise, des réflexions telles que tu es vraiment un petit vieux ou à propos de quelqu'un qui ne se manifeste plus activement auprès de ses proches, qu'il ne donne plus signe de vie Le désir est donc d'une certaine manière le moteur de la vie, en tant qu'il est le moteur principal de l'activité ; quelques contradictoires, voire périlleuses, que puissent être ses conséquences, la vie ne peut être sans désir, comme l'exprime Rousseau, philosophe des Lumières, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, à travers une imprécation funeste : Malheur à celui qui n'a plus rien à désirer ; il transparaît bien là que la perte de tout désir annonce la mort, d'autant que le désir, lui, est source de vitalité. [...]
[...] Les désirs inconscients, en ce qu'ils échappent tout autant à une critique objective qu'à un jugement subjectif conscient, semblent donc empreints de fatalité ; ils contiennent par ailleurs la contradiction la plus importante et la plus dangereuse, puisque nous pouvons visiblement désirer même le négatif, ce qui nous est dommageable. Le désir est donc, par essence, à l'origine de contradictions, à plus forte raison encore lorsqu'il est mû par des mécanismes inconscients, voire de réelles souffrances quand il s'apparente à une passion ; il semble par ailleurs qu'il induit, plus précisément dans ces deux derniers cas, une certaine fatalité dans l'existence : nous serions ainsi condamnés à souffrir d'une éternelle insatisfaction face à des désirs trop grands, déraisonnablement sublimés, voire autodestructeurs. [...]
[...] La seule véritable manière de rendre nos désirs réellement profitables, viables et satisfaisants semble, face à ces contradictions, d'adopter une attitude raisonnée, pragmatique, vis-à-vis de ceux-ci ; et notamment ce que (picure désigne sous le terme d'« arithmétique des plaisirs : le bonheur procèderait ainsi d'un jugement parfaitement rationalisé, objectif, de ce que chacun de nos désirs peut nous apporter de plaisir et de souffrance, de satisfaction et de frustration, puisque chacun mêle, comme nous avons pu le voir, une part plus ou moins importante de chacun des deux. [...]
[...] Mais ainsi souvent, non pas tant pour avoir supporté la fatigue de la route, mais bien plutôt pour avoir laissé son imagination faire d'une auberge un palais de douceur, le voyageur trouve à se plaindre de celle-ci, trouve en elle des défauts, des détails que son esprit n'avait logiquement pas conçus, et sans être nécessairement déçu n'atteint pas la plénitude escomptée ; de même l'objet du désir, au terme de l'attente, ne correspond jamais réellement au spectre parfait formé par le travail actif de l'imaginaire, et à l'instant où le désir bascule brusquement dans le champ du réel, il se produit une sorte de désillusion, plus ou moins douloureuse : alors que le regard se porte sur l'objet tant attendu, en comparaison de ce que le fantasme avait de pur, immaculé, seuls apparaissent les défauts d'un objet réel qui, pour être désormais accessible, semble presque vulgaire, commun, banal. [...]
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