"Il résulte de ce que je viens d'exposer, que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous doit se composer de la jouissance paisible de l'indépendance privée." Benjamin Constant, dans cet extrait de son discours prononcé en 1819 à l'Athénée, intitulé De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, distingue deux conceptions de la liberté et de la démocratie : la première, celle des antiques, se caractérise par la participation directe de tous à la vie politique, et exige du citoyen une implication quotidienne dans l'agora; la seconde, apanage des modernes, trouverait son fondement dans la sauvegarde de la liberté individuelle.
Encore marqué par le souvenir de la Terreur, le coeur du propos de Benjamin Constant est de mettre en garde ses contemporains contre la tentation d'imiter le modèle démocratique de l'Antiquité. Les hommes de la Révolution, frottés d'humanités gréco-latines, tout imprégnés de leur Plutarque, de ses grands hommes, et de ses mâles vertus républicaines, avaient bien souvent tenté de reproduire les schémas athéniens, spartiates, ou de la Rome de Cincinnatus, en faisant peu de cas des droits de l'individu que la volonté générale pouvait légitimement asservir au nom du bien commun.
Or la liberté des hommes de cette époque, comme le montre Constant, est très différente de celle que réclament les individus du XIXe siècle. D'une part parce que le modèle démocratique de la cité antique est indissociable d'un contexte historique singulier. D'autre part parce que les sociétés d'alors étaient holistes, c'est-à-dire que la communauté politique s'imposait parfois brutalement aux citoyens, servitudes d'un autre âge qui conviennent mal à l'individu né de la Révolution, attaché à son indépendance et au respect de ses droits. Imiter la démocratie du siècle de Périclès, renouer avec cet âge d'or, serait donc anachronique. L'individu moderne, happé par ses affaires privées, soucieux avant tout que le pouvoir ne porte pas atteinte à ses libertés, est parfois un piètre citoyen. Or, paradoxalement, même si les mécanismes démocratiques protègent efficacement ses droits inaliénables, c'est-à-dire si le pouvoir est soumis au principe de légalité et que l'État de droit met l'individu à l'abri des abus des autorités publiques, la démocratie, faute de citoyens actifs exerçant leur devoir de vigilance sur les représentants qu'ils choisissent et employant leur droit de suffrage, risque de perdre de sa substance et le peuple de voir sa souveraineté confisquée par les professionnels de la politique. Pire encore, une démocratie reposant sur des individus devenus apathiques et ayant déserté l'agora serait fragilisée. Sans contrepoids démocratique, le pouvoir risque, comme le montre Tocqueville, d'étendre son empire et d'empiéter chaque jour davantage sur l'autonomie des individus. Les despotismes modernes sont doux et bienveillants. Au total, la liberté est autant menacée par les excès d'une démocratie antique où la volonté de la majorité justifierait que l'individu soit oppressé par la collectivité, que par une démocratie des modernes désertée par les citoyens.
La volonté d'inciter les individus à prendre part à la discussion publique, sans renoncer à la liberté des modernes, c'est-à-dire à l'État de droit, et sans renouer avec la cité holiste, se traduit par l'apologie de la proximité, leitmotiv qui tend à démontrer qu'en définitive, les citoyens ne seraient personnellement et concrètement intéressés aux affaires publiques que s'ils perçoivent le lien entre l'intérêt de tous, et leur intérêt propre. Il n'existerait donc de démocratie que de face-à-face. (...)
[...] Après quoi les pouvoirs, revenant sous le nom de magistratures, réalisent politique, conquêtes, colonisation, guerres et traités contre le souverain au nom du souverain, faisant jouer cette idée redoutable que chacun n'obéit qu'à tous, et que le chef commande au nom de tous Au contraire, Alain insiste sur la nécessité pour les citoyens profanes de contrôler ceux qui sont aux affaires : Un tyran peut être élu au suffrage universel, et n'être pas moins tyran pour cela. Ce qui importe,ce n'est 1. Juin Dissertation de Culture générale : Démocratie des anciens et démocratie des modernes pas l'origine des pouvoirs, c'est le contrôle continu efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants. [...]
[...] D'où le paradoxe suivant: Les grands groupes peuvent rester inorganisés et ne jamais passer à l'action, même si un consensus sur les objectifs et les moyens existe. D'une certaine manière, le comportement des citoyens modernes semble, en partie, déterminé par le paradoxe d'Oison. Chacun a intérêt à ce que les citoyens participent à la vie démocratique, mais peut être tenté d'en retirer les bénéfices sans s'impliquer à titre individuel. Constant note, en outre, que le travail était confié aux esclaves. [...]
[...] On notera d'ailleurs qu'à Athènes, les citoyens étaient effectivement directement intéressés par la politique, comme le montre Moses Finley décrivant les délibérations ayant précédé l'expédition en Sicile dans Démocratie antique et démocratie moderne : Il ne pouvait y avoir un seul homme siégeant ce jour-là dans l'Assemblée qui ne connût personnellement, et souvent intimement, un nombre considérable de ses compagnons de vote, de ses collègues à l'Assemblée, y compris peut-être certains des orateurs intervenant dans les débats. [ . ] De plus, comme le dit explicitement Thucydide, bien des votants, ce jour-là, votaient leur propre départ en campagne, dans l'armée ou dans la marine. Écouter un débat politique en ayant en vue cette issue a sûrement amené les participants à fixer leur 26 Dissertation de Culture générale : Démocratie des anciens et démocratie des modernes attention de façon claire et pénétrante. [...]
[...] C'est pourquoi, tout au long du XIXe siècle, la théorie de la souveraineté nationale est préférée à celle de la souveraineté populaire. Elle apparaît en effet beaucoup moins menaçante. La Nation, entité abstraite à laquelle est confiée la souveraineté, délègue ce pouvoir aux électeurs, qui n'exercent donc qu'une fonction, et non un droit comme dans la théorie de la souveraineté populaire. C'est la raison pour laquelle la souveraineté nationale s'adapte idéalement aux régimes représentatifs et s'accommode des suffrages restreints, censitaires, sans interdire son universalisation. [...]
[...] Ainsi, chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés Le citoyen prend véritablement part a la décision politique, mais en contrepartie, il reste soumis à la collectivité souveraine et transcendante : Comme citoyen, il decide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouille de ses dignités, banni, mis a mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Il faut toutefois prendre garde à ne pas sous-estimer la liberté de ton des anciens. L'idéal de la démocratie grecque est probablement plus respectueux de la liberté individuelle que Constant ne tend à le faire croire. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture