Certains actes nous révulsent: comment ne les qualifierait-on pas de "barbares"? Ils sont pourtant accomplis par des hommes. Tout homme appartient à une culture, qui l'éloigne de la "barbarie" naturelle, mais toute culture a tendance à se considérer comme la seule authentique. S'il ne peut plus être question de qualifier simplement l'autre de "barbare" parce qu'il n'est pas comme nous, la qualification peut être maintenue lorsque, dans une culture, certains actes violent les droits élémentaires de l'humanité. La difficulté est alors d'amener les cultures qui les ignorent à les reconnaître.
Par définition, la culture fait sortir de la "barbarie". Toute culture impose un ordre à la nature anarchique. Si l'on admet que la prohibition de l'inceste est l'élément fondateur de toute culture, elle oppose la règle à l'immédiateté animale. De plus, la culture organise les relations (exogamie, échanges). Elle définit un univers profane par opposition au sacré (où la violence naturelle peut faire retour, mais réglée).
[...] Enfin, l'humanité débarrassée de la barbarie est toujours en projet. Le concept même d'humanité est universel en ceci que toutes les cultures prétendent en faire partie, même si elles ne le comprennent pas de la même façon. Demander que la dignité de l'humain soit partout reconnue et protégée revient à suggérer une conception plus haute et unifiée de l'humanité, dont bénéficieraient ceux qui sont victimes de comportements encore barbares. Une telle universalité (qui supprime les privilèges des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants, des exploitants sur les exploités) participe d'une morale qui est, non pas une parmi d'autres, mais elle-même universelle, c'est-à-dire potentiellement universalisable dans le monde réel. [...]
[...] De plus, la culture européenne a développé sa propre barbarie. Mais la culture européenne a elle-même connu une barbarie intérieure, et ce, récemment: le nazisme, qui repérait l'autre (le non plus comme extérieur, mais comme présent en Europe même (et d'autant plus dangereux). Or le nazisme n'était pas sans culture: il a récupéré certains aspects de la culture allemande, il a orienté sa culture techno-scientifique vers l'extermination raciale (certains dignitaires nazis étaient même "cultivés" au sens universitaire: n'appréciaient-ils pas les oeuvres d'art?). [...]
[...] Historiquement, le barbare désigne l'étranger à la culture grecque (puis gréco-romaine), qui se conçoit comme seule authentique ou légitime. Mais cet ethnocentrisme est en réalité universel: les cultures "primitives" pratiquent aussi l'exclusion de l'autre dans la nature ou l'animalité. N'est-ce pas l'ethnocentrisme qui dénonce la barbarie de l'autre? Selon Lévi-Strauss, "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie" (Race et histoire). De ce point de vue, on devrait s'interdire l'accusation de barbarie, au nom du relativisme culturel (si tout est culturel, tout est justifié). La culture ne mène-t-elle pas à des comportements inacceptables? [...]
[...] La culture permet-elle d'échapper à la barbarie? Certains actes nous révulsent: comment ne les qualifierait-on pas de "barbares"? Ils sont pourtant accomplis par des hommes. Tout homme appartient à une culture, qui l'éloigne de la "barbarie" naturelle, mais toute culture a tendance à se considérer comme la seule authentique. S'il ne peut plus être question de qualifier simplement l'autre de "barbare" parce qu'il n'est pas comme nous, la qualification peut être maintenue lorsque, dans une culture, certains actes violent les droits élémentaires de l'humanité. [...]
[...] Admettre que tout est justifié parce qu'inscrit dans une tradition culturelle condamne à ne défendre aucune valeur, et à être éventuellement soi-même victime d'actes barbares que l'on ne pourra dénoncer. Il est donc nécessaire de sortir du relativisme, qui est une impasse. Ce doit être par référence à des valeurs indépendantes de toute culture particulière, ce qui semble paradoxal: les valeurs dépendent de la culture. Il faudrait donc reconnaître que certaines valeurs, bien qu'issues d'une culture, sont potentiellement universalisables. Mais ce que bafoue la barbarie, c'est la dignité de l'homme. De telles valeurs ont à voir avec ce que l'on nomme globalement "droits de l'homme". [...]
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