La nécessité vitale, c'est l'insécurité permanente, la lutte pour le manger, le dormir et le boire, la faim et la soif qui taraudent, et dont les répits sont courts. Il sera donc nécessaire de se libérer du besoin premier, qui me laisse encore proche de l'indifférenciation d'avec le monde (je ne me libère d'avec le monde que parce que je m'en nourris). Levinas met en place une réflexion sur l'idée de besoin qui tend à l'identifier en partie avec ce que la tradition philosophique a nommé désir : parce qu'ils sont en mon pouvoir, les besoins rendent possible une intériorité : mon corps n'est donc pas ce qui m'enchaîne au monde, comme le pensait Platon, mais au contraire ce qui m'en libère.
La jouissance est un combat. Mené contre le monde, contre les choses, la lutte pour la jouissance est lutte pour l'indépendance qui m'assure le bonheur. Levinas identifie comme caractéristique essentielle de la jouissance, en reprenant pour partie un schéma hégélien, la transformation du non-moi en moi, assimilation de l'autre qui devient moi. On le pressent, l'acte de se nourrir est le paradigme de toute jouissance . Mais jouir n'est pas se nourrir ; je me nourris pour me sustenter, mais je jouis pour jouir, et je puis jouir pour jouir. En ce cas, la jouissance finit nécessairement par se nourrir d'elle-même ; d'où ce paradoxe : tous les actes tendent à la jouissance, qui n'ont jamais fini toutefois de la nourrir.
Levinas variera dans ses interprétations du plaisir.
[...] Si la relation à autrui est chose difficile, c'est qu'elle met en danger mon bonheur établi. Je puis bien, pour préserver mon bonheur, refuser cette mise en question de mon droit au bonheur par l'autre, d'un bonheur dont il est exclu, ou auquel il devrait s'adapter ; mais en ce cas, je ne serai pas digne de mon bonheur. A l'inverse, accepter cette mise en question, c'est découvrir et comprendre que la socialité (c'est-à-dire l'être-ensemble, le fait que je forme société avec autrui) fait surgir une dimension du bonheur inédite. Etre heureux ne se fait peut-être pas sans l'autre ou sans les autres. Mais si j'ai profondément décidé qu'autrui faisait dans la relation amoureuse par exemple partie intégrante de mon bonheur, tout se transforme : ce n'est plus de mon bonheur dont je parle, mais du nôtre. Ce bonheur, malgré le pronom possessif, n'est plus possession mais partage, il doit s'ouvrir à tous les autres. Un bonheur où je serai seul avec celui ou celle que j'aime serait, comme le dit une expression courante, un « égoïsme à deux ». Ce n'est que dans la relation à autrui, dans l'éthique plus précisément, que la recherche du bonheur acquiert une dignité. (...)
[...] Alain, Propos mars 1923. Propos novembre 1907 Propos mars 1911. [...]
[...] Le rapport entre morale et bonheur devient problématique sitôt que l'on pose une hiérarchie, par ailleurs légitime, entre morale et bonheur : si la vertu peut être posée comme une fin en soi, et le bonheur comme une fin relative à cette autre fin ou condition suprême que serait la vertu, alors l'autre des aspirations fondamentales de l'homme , l'aspiration au bonheur, doit pouvoir être légitimement satisfaite. Or, un problème se pose, puisqu'il n'est en rien nécessaire que la vertu engendre le bonheur, et il est fort possible par ailleurs que le méchant soit heureux. Pourtant, seul l'homme vertueux mériterait d'être heureux. Pourquoi imaginer cette dignité du bonheur émanant de l'être moral ? [...]
[...] Au contraire, le bonheur est beau à voir ; c'est le plus beau spectacle. Quoi de plus beau qu'un enfant ? Mais aussi il se met tout à ses jeux ; il n'attend pas que l'on joue pour lui. Il est vrai que l'enfant boudeur nous donne aussi l'autre visage, celui qui refuse toute joie ; et heureusement l'enfant oublie vite, mais chacun a pu connaître de grands enfants qui n'ont pas cessé de bouder. Que leurs raisons soient fortes, je le sais ; il est toujours difficile d'être heureux ; c'est un combat contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes ; il se peut que l'on y soit vaincu ; il y a sans aucun doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l'apprenti stoïcien ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d'avoir lutté de toutes ses forces. [...]
[...] Autrui ne peut être un élément du bonheur, car il est en ce cas un élément de mon bonheur, il est une possession au même titre qu'une maison est un élément du bonheur. Si la relation à autrui est chose difficile, c'est qu'elle met en danger mon bonheur établi. Je puis bien, pour préserver mon bonheur, refuser cette mise en question de mon droit au bonheur par l'autre, d'un bonheur dont il est exclu, ou auquel il devrait s'adapter ; mais en ce cas, je ne serai pas digne de mon bonheur. [...]
[...] Je suis seul, tourné vers mon plaisir dont la présence me comble sans retour, mais dans le moment même où je l'accomplis[8]. Ainsi, autrui ou Dieu n'apparaissent pas dans l'horizon de l'homme en quête de bonheur. Pas de transcendance perçue comme telle ici, car la transcendance du monde, si elle existe toujours, est masquée par le regard que le sujet y porte : je n'y vois que ce dont je peux jouir. L'intention de Levinas est ici parfaitement claire : je n'ai pas besoin de l'Autre lorsque j'ai choisi la jouissance, ni d'autrui, ni de Dieu. [...]
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