« Si chacun était traité selon son mérite, qui échapperait au fouet ? » se demande Hamlet. Le corps semble à jamais perverti, blessé par la faute, et toujours avoir à encourir le châtiment. Mais si le mal ne se saisit que dans ses expressions, s'il est d'abord vécu, senti, porté par un corps qui s'y confronte, tel un témoin ou un passeur, le corps est-il pour autant à l'origine du mal ? Le mal se glisse sans cesse sous de nouveaux visages, et son énigme se creuse dans le mystère de ses manifestations, dans l'imprévisible de ses apparitions.
[...] Le corps retrouve ainsi son propre pouvoir normatif, et se donne comme l'expérience originaire de notre engagement premier dans l'éthique, comme ce qui révèle l'orientation de la vie dans un système de valeurs. Le corps témoigne ainsi qu'il n'est pas d'origine du mal, au sens où le mal viendrait s'adjoindre à la vie, mais que le mal est inhérent à la vie, parce que le corps lui-même s'éprouve comme une tension de valeurs, et s'inscrit au sein de ses tendances polaires que sont le bien et le mal. [...]
[...] Mais quel rôle accorder au corps et à la sensibilité ? La morale est souvent une lutte contre la nature et les penchants de la sensibilité, ce pourquoi elle est contraignante et se présente sous la forme d'un impératif, ce que souligne bien Kant dans La Religion dans les limites de la simple raison : La loi morale se présente d'abord comme interdiction ainsi qu'il convient quand il s'agit de l'homme qui n'est pas un être pur mais un être tenté par des inclinations Le corps joue donc seulement un rôle d'obstacle, mais ne fonde en rien le mal, qui ne se loge pas dans l'existence des impulsions sensibles, mais dans l'admission de leur prépondérance sur le motif de la loi, ce qui transforme l'obéissance à un commandement absolu, en une simple obéissance conditionnée. [...]
[...] Le corps n'est- il pas cette puissance alchimique de l'organisme qui transforme les élans du bien et du mal, du positif et du négatif, en valeurs effectives et matérielles ? N'est-ce pas alors dans l'expérience originaire du corps vécu malade, que le mal se donne pour nous dans sa plus grande complétude ontologique ? L'œuvre de Canguilhem s'attèle à dégager la dimension qualitative de l'organisme que l'approche biologique quantitative lui occultait, à réintroduire le pathologique, traditionnellement observé comme un excès ou un défaut du physiologique, dans un système normatif. [...]
[...] Cependant si la faute se cristallise dans la tentation de la chair, le péché introduit en l'homme la perversion de sa volonté : le corps devient alors parfaitement innocent, exempt de toute considération morale, et le mal incomberait plutôt à la seule volonté subjective et rationnelle de l'homme. Que le corps puisse être extérieur au mal ne peut pourtant le dégager de la terre d'émergence qu'il constitue, lorsqu'il donne naissance au mal en le manifestant et lui offre une texture. [...]
[...] Si l'homme est devenu la proie du mal par un esprit séducteur il reste donc toujours capable de s'y opposer, grâce au bon usage de sa raison, et pleinement responsable, car la faute morale lui incombe entièrement, sans que la tentation de la chair ne puisse en rien l'atténuer. Néanmoins le mouvement de réduction du mal à la seule intention rationnelle, à l'écart formel à la bonne volonté, vide de toute matière, n'ampute-t-il pas l'immensité de sa puissance à nous affecter ? L'expérience personnelle du mal vécu n'épuise-t-elle pas, radicalement et à elle seule, l'idée d'un mal abstrait ? [...]
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