Celui qui croit sentir sur lui s'abattre une injustice se trouve d'abord désarçonné. Stupéfait, sans doute indigné, peut-être affligé, il ne peut réprimer longtemps le besoin d'exprimer son désarroi ; aussi s'exclame-t-il : « C'est pas juste ! ». A travers cette brève formule semble transparaître une vive répugnance pour l'injustice ; l'absence de grammaticalité et la forme exclamative trahissent en outre la spontanéité et la vivacité du discours : plus que d'un simple constat, c'est bien là d'un cri porteur d'insurrection qu'il s'agit. Ce cri s'élève en réponse à une situation de désordre ; aussi peut-on y voir un appel au retour de l'ordre qui a été bafoué, qui est celui de la justice. En mettant en pleine lumière un écart par rapport à une norme, ne demande-t-on pas en effet implicitement le retour au respect de cette norme ? Il semble bien que si : si l'on dénonce le « pas juste », ce ne peut être que dans l'espoir de restaurer le juste. Paradoxalement, il n'est pas impossible qu'un tel appel à la réhabilitation du juste soit en même temps un obstacle à cette réhabilitation. Son auteur, qui est souvent lui-même l'objet de l'injustice qu'il condamne, se trouve en effet juge et partie ; le jugement qu'il émet relève, qui plus est, du réflexe bien plus que de la réflexion, et l'on peut craindre que l'inexactitude formelle ne soit le reflet de l'inexactitude du jugement même. Cette crainte apparaît d'autant plus légitime que la formule « C'est pas juste » exprime peut-être, plus encore qu'une aversion pour l'injustice en tant que telle, la colère d'en être soi-même victime – et nous savons par expérience que la colère compte parmi les transports susceptibles d'altérer pernicieusement le discernement. Ainsi, celui qui s'écrie « C'est pas juste ! » et croit par là même déclencher une offensive à laquelle rien de ce qui n'est pas juste ne résistera ne risque-t-il pas au contraire de perpétuer, d'entretenir et d'alimenter l'injustice qu'il veut combattre ?
Pour celui qui en est victime, l'injustice est un mal tel qu'il ne peut que susciter une révolte ; cette révolte tend à perpétuer l'ordre de l'injustice tant qu'elle n'est pas canalisée par l'intervention d'une instance neutre.
[...] Que l'on y prenne bien garde : l'homme subordonné à un autre, conscient de l'être et qui accepte néanmoins de l'être ne peut être qualifié d'esclave, mais doit être appelé serviteur ou subalterne, puisqu'il accepte sa situation librement ; quant au véritable esclave, s'il se soumet sans réticence aucune aux ordres de son maître, c'est qu'il n'a guère conscience de subir une injustice. Il est d'ailleurs significatif que le souci majeur du maître soit de préserver ses esclaves dans cette situation d'inconscience. Xénophon décrit, dans sa Cyropédie, les soins et faveurs que Cyrus le Grand accordait à ses captifs lorsqu'il voyait se répandre parmi eux les prémices d'une sédition. [...]
[...] C'est pas juste ! Celui qui croit sentir sur lui s'abattre une injustice se trouve d'abord désarçonné. Stupéfait, sans doute indigné, peut-être affligé, il ne peut réprimer longtemps le besoin d'exprimer son désarroi ; aussi s'exclame- t-il : C'est pas juste ! A travers cette brève formule semble transparaître une vive répugnance pour l'injustice ; l'absence de grammaticalité et la forme exclamative trahissent en outre la spontanéité et la vivacité du discours : plus que d'un simple constat, c'est bien là d'un cri porteur d'insurrection qu'il s'agit. [...]
[...] entamée. L'injustice particulière à elle seule est déjà un mal pour celui qu'elle frappe, mais c'est la confrontation à la possibilité de l'injustice en général, révélée par l'injustice particulière, qui est la plus douloureuse. Lorsque la chancellerie d'Etat déboute Michel Kohlhaas, le héros éponyme de la nouvelle de Heinrich von Kleist, le mal que lui a causé l'appropriation et l'exploitation de ses chevaux par le Junker von Tronka se dissipe presque tout à fait il eût été touché aussi douloureusement s'il ne s'était agi que d'un couple de chiens et laisse place à la douleur profonde de voir le monde dans un monstrueux désordre et de voir s'étaler devant lui la méchanceté des hommes et leur aptitude à l'injustice. [...]
[...] Il ne survit pas à cette confrontation. Aussitôt le verdict du voyageur prononcé, il met en effet en œuvre sa propre exécution. On pourra certes avancer que c'est l'amertume ou la folie qui donne lieu à cette démonstration de rage à l'encontre de soi-même. Mais c'est bien de son injustice que l'officier commande à la machine de mise à mort de le punir. Il apparaît clairement à la lumière de ces exemples que la colère dégénère rapidement en une folie destructrice, en une maladie dévastatrice, et que le lien étymologique qui unit ces termes de colère et de maladie ne relève point du hasard. [...]
[...] Subir l'injustice, c'est se voir tromper ; c'est voir face à soi un homme prêt à faire le mal de façon impitoyable et dans le seul but de servir son intérêt ; c'est se trouver confronté à la méchanceté de l'homme, et à sa propre aptitude à la méchanceté. Il y a là en effet bien des motifs de colère et nul homme ne peut, face à une injustice avérée, résister au violent mouvement de mécontentement qui prend forme au fond de son cœur. La mésaventure de Michel Kohlhaas est, à cet égard aussi, riche d'enseignements. Le maquignon, quoique anéanti par la tragique mort de sa femme, est apparemment prêt à pardonner à ses ennemis, qui ont pourtant une part de responsabilité dans le drame qu'il vit. [...]
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