Le tableau que Chardin a peint en 1728, intitulé La Raie, peut nous aider à situer les enjeux du sujet. Il s'agit d'une nature morte, qui a pour scène une cuisine. Au premier plan, on aperçoit, suspendue à un crochet au-dessus de la table, une raie éventrée, sanguinolente, qui vient probablement d'être éviscérée par la cuisinière. A la gauche du poisson, un chat s'est approché, attiré sans doute par le poisson et par quelques huîtres ouvertes ; il semble sur ses gardes prêt à s'esquiver. En dépit de son sujet trivial, le tableau n'a rien de sordide ni même de répugnant – bien au contraire : une très grande douceur se dégage d'un ensemble qui combine plusieurs systèmes d'harmonie. En dépit donc de ce que pourrait laisser présager la description de son sujet principal, ce tableau est beau – en ce sens minimal et liminaire qu'on prend plaisir à le contempler. Il y a là un paradoxe bien sûr, quand on considère le dégoût que nous inspire communément l'objet principal du tableau (une raie éventrée).
L'imitation picturale de cet objet répugnant nous le fait pourtant trouver beau – preuve, dira-t-on, que l'art peut rendre beau ce qui est laid par nature. En toute rigueur en effet, c'est l'imitation qui plaît et qui est belle, bien davantage que l'objet représenté. Si l'on s'en réfère à la Poétique (1971 b 4), Aristote aurait très certainement attribué la beauté de La Raie à sa perfection mimétique.
Le beau ne désigne-t-il pas alors un plaisir immédiat, en ce sens qu'il est tout entier suscité par l'œuvre en présence de laquelle nous pouvons certes associer des représentations, sans que le plaisir dépende pour autant d'une quelconque forme de « raisonnement » ? N'est-ce pas de cette façon précisément que nous trouvons les choses belles, y compris dans la nature ? Faut-il alors distinguer entre beauté naturelle et beauté artistique, ou bien peut-on considérer, comme le suggère le tableau de Chardin, que les choses naturelles et les choses artificielles participent d'une même beauté ? D'où nous vient le jugement qu'une chose est belle ? Sans doute est-ce là en effet la question dont il faut partir pour évaluer la pertinence de la distinction entre beauté naturelle et beauté artistique.
[...] Expliquer la beauté par une sorte de raisonnement syllogistique ne va pourtant pas de soi. A trop intellectualiser le jugement de beauté, ne risque-t-on pas de confondre perfection et beauté et partant, de manquer la spécificité de celle-ci ? A ce compte, il ne devrait y avoir que des connaisseurs, mais pas d'esthètes ni surtout d'amateurs de belles choses. C'est un fait d'expérience pourtant qu'on peut trouver une chose belle pour elle-même. Ainsi, pour apprécier le tableau de Chardin, nul besoin, au contraire, de garder présente à l'esprit la vision réaliste, quelque peu contristante en vérité, d'un poisson éviscéré : le tableau plaît en lui-même, pour l'harmonie et la douceur de sa composition, pour l'émotion aussi peut-être que procure cette scène simple, rendue touchante par la présence du chat, comme pris sur le vif, et par l'harmonie paisible du naturel et de l'artificiel, du vivant et de l'inerte, du biologique et du minéral. [...]
[...] L'expérience de la beauté ne nous fait-elle pas goûter un plaisir de connivence, né de la rencontre, par l'esprit, de ses propres réalisations ? Pour Hegel, il n'y a de beau que le spirituel : le beau est la manifestation sensible, dans une œuvre, de l'esprit. L'histoire de l'art donne à voir et à comprendre l'histoire de l'esprit, progressivement devenu conscient de lui-même. Une fois posé le principe selon lequel le beau est, dans son contenu comme dans son origine, spirituel, on comprend aisément le rapport que Hegel établit entre le beau artistique et le beau naturel. [...]
[...] Il n'en demeure pas moins que la beauté naturelle constitue le principe et le modèle de toute beauté, la beauté artistique n'ayant de valeur qu'instrumentale : elle n'est qu'un moyen de révélation et d'expression à consacrer au seul service de la beauté naturelle. C'est de cette conception de la fonction de l'art que sont porteuses les œuvres d'un Leonard de Vinci, pour qui l'artiste est le meilleur connaisseur, mais aussi le meilleur apologiste, de la nature. Quelques siècles plus tard, Paul Klee continue de souscrire au jugement de Plotin notamment, quand il écrit que l'art doit révéler et rendre visible l'invisible : la beauté en art n'existe que de manière seconde et dérivée par rapport à la beauté naturelle. [...]
[...] Il est vrai néanmoins que Diderot semble trouver plus de beautés dans l'art que dans la nature, à partir du moment où la variété des circonstances et des rapports, plus faciles à multiplier dans les productions artistiques, est généralement plus grande en art que dans la nature. Il n'empêche que, pour Diderot, une rose est belle pour la même raison qu'une cantate ou qu'une statue est belle : dans la contemplation, l'entendement trouve l'occasion de produire une pluralité de représentations et ainsi de s'éprouver actif. [...]
[...] Aussi l'homme doit-il éprouver une joie plus grande en produisant quelque chose qui soit bien de lui, quelque chose qui lui soit particulier et dont il puisse dire qu'il est le sien. Tout outil technique, un navire par exemple ou, plus particulièrement, un instrument scientifique doit lui procurer plus de joie, parce que c'est sa propre œuvre, et non une imitation. Le plus mauvais outil technique a plus de valeur à ses yeux ; il peut être fier d'avoir inventé le marteau, le clou, parce que ce sont des inventions originales, et non imitées. [...]
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