Parler d'une beauté 'extraordinaire', c'est user d'un lieu commun : la beauté – par exemple la beauté physique – distingue et se remarque : elle ne peut en principe être quelconque. Comment le banal pourrait-il être beau ?
Dans la langue médiévale, est banal ce qui est d'usage commun aux habitants d'un village (le four banal par exemple). Par extension, est ainsi qualifié tout ce qui, appartenant à l'univers de la vie quotidienne, se présente sous un aspect bien connu, sous une forme étroitement liée à l'utilisation routinière. Or nous décrivons l'expérience de la beauté comme celle d'un saisissement devant ce qui offre une apparence qui arrête le regard le tient dans une sorte de 'stase' où l'objet est à la fois intensément présent et laissé à cette pure présence. Si tout ce qui étonne n'est pas beau, inversement l'expérience de la beauté semble toujours liée à un étonnement. 'La violence des fleurs étonne les fermiers', dit Giono (Pour saluer Melville), décrivant ce qui pour les fermiers de Nouvelle-Angleterre découvrant la soudaineté de la floraison printanière dans leurs champs, apparaît comme une expérience esthétique spontanée, naïve, mais typique de cet 'arrêt' devant la simple apparition de la chose belle. L'émerveillement enfantin devant le 'joli' (terme venu des langues scandinaves, désignant une fête pendant l'hiver : une dépense gratuite de couleurs et de lumières rompant avec la monotonie des jours ordinaires) dit la même chose.
Pourtant les œuvres d'art, la peinture en particulier, nous montrent que le sentiment de la beauté peut surgir devant la représentation de choses qui n'ont rien de rare, d'exceptionnel, ou même de simplement joli. On peut remarquer que la beauté artistique, à la différence du beau naturel, n'est pas liée à la représentation d'une belle chose, mais à la 'belle représentation d'une chose', selon la célèbre formule employée par Kant dans la Critique de la faculté de juger. Une interprétation un peu simpliste de cette formule consisterait à dire que ce sont les qualités formelles de la représentation picturale (couleurs, mise en scène) qui appellent le jugement esthétique. En fait, les peintres insistent souvent sur l'impossibilité de séparer le tableau ('la traduction spontanée du sentiment' dit Matisse, laquelle exige, contrairement à ce qu'on pourrait croire, un travail) et le motif. Cézanne répétait : 'je vous dois la vérité en peinture' – mais cette vérité ne peut évidemment se ramener à une exactitude. La peinture, d'une manière qui certes peut nous surprendre (et au fond devrait toujours nous surprendre) montre le réel. La beauté ne serait pas alors liée à une qualité esthétique de la chose elle-même ; il n'y aurait pas une catégorie de belles choses, et une autre de choses laides ou quelconques, une telle division procédant d'une évaluation conventionnelle de ce qui est conforme à un modèle du 'plaisant', du 'bon goût', plus que d'une véritable expérience.
[...] C'était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience comme des dissolving views et qui constituent par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même” (La pensée et le mouvant, éd. Du centenaire p. 1371). [...]
[...] Une interprétation un peu simpliste de cette formule consisterait à dire que ce sont les qualités formelles de la représentation picturale (couleurs, mise en scène) qui appellent le jugement esthétique. En fait, les peintres insistent souvent sur l'impossibilité de séparer le tableau la traduction spontanée du sentiment dit Matisse, laquelle exige, contrairement à ce qu'on pourrait croire, un travail) et le motif. Cézanne répétait : je vous dois la vérité en peinture mais cette vérité ne peut évidemment se ramener à une exactitude. [...]
[...] La grande architecture se signale souvent à la capacité de révéler à neuf la beauté des matériaux les plus ordinaires : bois, brique, acier. De même, le design, indépendamment de l'invention plastique, nous fait voir autrement les matières et les formes simples qui font notre vie quotidienne. Le banal est donc l'état de notre regard et de notre perception du monde quand nous sommes pris par le rapport quotidien à ce qui nous occupe, et que tout ne nous apparaît plus que comme déjà vu et bien connu. [...]
[...] En ce sens, la scène du film de Sam Mendes, American Beauty où un des personnages montre à son ami une vidéo suivant l'évolution d'un sac en plastique soulevé par le vent sur le trottoir, a quelque chose d'exemplaire. Cet objet qui semble danser et jouer avec l'espace est l'objet le plus banal, le plus insignifiant de la consommation moderne, le seul qui n'y vaille rien. Il apparaît plein d'une beauté étrange, étrangement prenante, qui est l'exact opposé de la beauté convenue, celle des villas avec pelouse et piscine et des adolescentes blondes jouant aux pom-pom girls. Il n'est pas joli, il est beau. [...]
[...] La beauté ne serait pas alors liée à une qualité esthétique de la chose elle-même ; il n'y aurait pas une catégorie de belles choses, et une autre de choses laides ou quelconques, une telle division procédant d'une évaluation conventionnelle de ce qui est conforme à un modèle du plaisant du bon goût plus que d'une véritable expérience. Faut-il alors admettre que tout peut être beau ? Le regard artistique a-t-il le pouvoir de révéler la beauté de toute chose, y compris de la plus banale ? Prenons un exemple. Les natures mortes du peintre italien Giorgio Morandi (1890-1964) représentent souvent des bouteilles, objets banals si l'en est[1]. Ces bouteilles sont quelconques, et pourtant elles sont un fait pictural unique. [...]
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