Sans doute faut-il admettre que notre rapport aux œuvres n'est pas similaire à notre rapport aux objets. Sans doute aussi la finalité des œuvres n'est-elle pas identique à celle des objets. Mais même en admettant que de telles distinctions vont de soi (ce qui n'est pourtant pas le cas), autre chose est de dire que l'œuvre n'est pas repliable sans reste sur l'objet quotidien, autre chose d'affirmer que la présence des œuvres modifie notre perception des objets eux-mêmes.
Alors, l'art transforme-t-il notre conscience du réel? En quoi la contemplation d'une statue ou d'un tableau pourrait-elle modifier de quelque manière que ce soit la façon dont je me rapporte au monde qui m'entoure en général ? La difficulté est d'autant plus grande, qu'elle semble venir contester la distinction sur laquelle nous faisons fond : si les œuvres sont qualitativement distinctes des objets, si notre rapport à elles est propre et n'a rien à voir avec notre rapport aux objets, comment la contemplation des œuvres pourrait-elle bien modifier notre conscience du réel ? En d'autres termes, si nous n'avons justement pas conscience des œuvres comme de réalités parmi d'autres, et si le statut spécifique des œuvres tient à cette différence, comment l'art pourrait-il modifier notre rapport à ce qu'il n'est pas, et qu'il n'est pas absolument?
[...] L'art transforme-t-il notre conscience du réel ? L'homme est l'être qui a interposé un monde d'objets entre lui et la nature. Ainsi, rien ou presque de la réalité qui nous entoure n'est naturel : outre les instruments qui remplissent notre quotidien et qui sont autant de productions humaines, tout porte en fait la trace de la main de l'homme, si tant est que le paysage de campagne lui-même est le résultat d'un long processus d'aménagement et de culture. Or, parmi toutes les productions qui peuplent notre monde, nous en distinguons certaines, que nous élevons à la hauteur d'œuvres d'art, en les différenciant des simples objets d'usage. [...]
[...] Mais les objets d'usage qui constituent notre réalité quotidienne sont en quelque sorte de l'esprit inconscient de lui- même, parce que l'esprit s'y place sous la dépendance du corps : s'il faut avoir un esprit pour fabriquer un marteau, nous n'en fabriquerions pas si nous n'avions pas de corps à protéger du froid ou des intempéries La finalité spirituelle des œuvres d'art Mais alors, quand nous disions que l'œuvre d'art ne sert à rien, nous pensions encore sa finalité à l'aune de nos besoins corporels. Or il n'est pas dit que ces derniers fassent le tout de la finalité. Car dire qu'une œuvre d'art ne sert à rien, c'est en fait dire qu'elle ne sert pas comme un marteau peut servir, c'est-à-dire qu'elle n'a pas pour finalité de satisfaire des besoins corporels, mais précisément, parce que nous sommes aussi esprit, les besoins corporels ne sont pas les seuls que nous connaissions. [...]
[...] Elle n'est pas pensable selon le mode du fait-pour qui caractérise notre relation immédiate au réel. Si donc le réel dont nous avons conscience se rapporte toujours à notre action et à nos besoins, l'œuvre d'art en revanche suspend l'urgence de l'agir dans une contemplation désintéressée : ce qui caractérise la contemplation esthétique, ainsi que le remarquait Kant, c'est que la question de l'utilité y est suspendue, en d'autres termes que l'œuvre ne vient pas répondre à un besoin préalable. [...]
[...] Le beau est le nom de la satisfaction qui accompagne une telle prise de conscience, et voilà ce qui permet de comprendre en quoi l'art peut bien transformer notre conscience de la réalité. Dire que l'œuvre permet à l'esprit de s'affirmer lui-même, et que le beau est le sentiment qui vient sanctionner une telle affirmation, c'est en effet soutenir que le beau véritable est d'abord artistique : quand nous trouvons belle la nature qui nous entoure, c'est en fait parce que nous la jugeons telle à partir de notre expérience des œuvres d'art. [...]
[...] Si l'idée de lit m'invite à la contemplation, le lit réel ne m'invite qu'au sommeil. En un sens, le lit peint, parce qu'il m'est impossible de m'y coucher, renoue avec le rapport contemplatif, mais alors que la contemplation de l'idée de lit me donne l'universel, la contemplation du lit peint me donne la singularité. Aussi faut-il affirmer que l'art transforme effectivement notre conscience du monde, à condition de comprendre que cette transformation a toujours déjà eu lieu : c'est parce que l'usage n'épuise pas notre rapport au monde que l'homme est capable d'être artiste, aussi bien que spectateur. [...]
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