Il s'agit de voir si l'expérience esthétique, qu'elle soit créatrice ou spectatrice, et sous ses aspects les plus variés - que l'on parle ici d'art pictural, littéraire, musical, n'a en définitive que peu d‘importance - relèverait par nature, pour l'individu, du superflu, par opposition aux absolues nécessités physiologiques ; ce qui, partant, corroborerait l'idée qu'elle soit, dans un cadre sociétal défini, réservée à une minorité, seule réellement libre d'accéder à cette inutile beauté, pourrait-on dire.
Nous aborderons donc le problème en ces mots : dans quelle mesure l'expérience artistique, c'est-à-dire la vocation à un beau par définition non-spatial et non-temporel, peut-elle en fait s'inscrire dans le champ clos de la finitude de l'existence humaine ?
[...] C'est même sans doute dans ces instants où l'expérience artistique sublime ses passions pour lui-même qu'elle s'inscrit de la manière la plus parfaite possible dans le cours de la vie empreinte de finitude de l'homme-créateur ; elle est en revanche écartée de fait du regard de l'humanité, et lui demeure inaccessible. Pour l'artiste, elle est la lux qui vient inonder les ténèbres des tourments et inquiétudes, de sa condition d'homme fini ; pour le spectateur, elle est le luxe : ce bonheur vu de l'extérieur et pour autrui, impossible à embrasser pour soi, qui ajoute à l'intime frustration de ne pouvoir y prendre part. [...]
[...] Le motif principal en serait le suivant, avancé par tous les analystes et défenseurs d'un art élitiste : les facultés de création, d'appréhension et de compréhension d'une œuvre d'art n'ont rien d'inné chez le sujet, et sont bien plutôt le fruit d'un apprentissage et d'une culture acquise. En effet, de même l'artiste jamais ne crée que sous influence, de ses maîtres, prédécesseurs voire contemporains, de même le spectateur ne peut fonder son jugement de goût que selon des normes qui n'ont rien de subjectif, mais sont bel et bien fondées sur une somme culturelle plus ou moins étendue. [...]
[...] Que l'on se remémore les happy few de Stendhal, pour comprendre que la question de l'inégalité face à la culture est pour ainsi dire aussi ancienne que la culture elle-même ; bien moins qu'en termes historiques, c'est-à-dire contingents, la question doit donc être posée en termes philosophiques : l'art est-il, par essence, un luxe ? Autrement dit, il s'agit là de voir si l'expérience esthétique, qu'elle soit créatrice ou spectatrice, et sous ses aspects les plus variés - que l'on parle ici d'art pictural, littéraire, musical, n'a en définitive que peu d‘importance - relèverait par nature, pour l'individu, du superflu, par opposition aux absolues nécessités physiologiques ; ce qui, partant, corroborerait l'idée qu'elle soit, dans un cadre sociétal défini, réservée à une minorité, seule réellement libre d'accéder à cette inutile beauté, pourrait-on dire. [...]
[...] Si expérience esthétique et finitude humaine semblent donc en contradiction dans les termes, de sorte que l'une ne peut commencer qu'où s'effacent les impératifs biologiques et utilitaristes de l'autre, il apparaît cependant que le souci de transcender cette finitude est une composante constante et inaliénable de la condition de l'homme, à laquelle la création et le spectacle artistiques offrent une réponse essentielle par la perspective d'une immortalité virtuelle. D'autre part, et d'un point de vue historique, la connotation particulière de luxe aujourd'hui associée à l'art semble pouvoir s'expliquer par un philistinisme ambiant, soucieux de distinguer entre différentes formes d'art pour différentes classes sociales et intellectuelles, et pouvant s'appuyer sur la constatation solide d'une éducation toujours inégalitaire dans les faits. [...]
[...] Mieux : les deux vont de pair ; si l'artiste, toujours, qu'il se situe en accord ou en opposition avec celle-ci, est un pur produit de son époque, alors je ne peux réellement prétendre à pouvoir le comprendre et parler de son œuvre que pourvu d'une connaissance aiguë de celle-ci. Or, bien que les progrès acquis en matière d'éducation démocratisée au cours des dernières années soient indéniables, il semble difficile de prétendre que chaque individu bénéficie des mêmes capacités d'appréhension face à une œuvre ; la formation d'un jugement de goût critique, conceptualisé par Kant, ne peut que passer par une éducation à l'art et au Beau en général, dont les racines, de même que pour toute éducation, doivent pouvoir s'insérer dès l'enfance. [...]
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