Hannah Arendt (1906-1975) a consacré l'essentiel de sa pensée à l'activité politique, primordiale à ses yeux. Elle vécut dans la période trouble entourant les deux guerres mondiales. Profondément marquée par ces événements, elle s'intéressa aux mécanismes de la société contemporaine (cf. Du mensonge à la violence), ce qui la poussa à s'interroger sur la vie de l'homme dans cette société (...)
[...] L'œuvre constitue l'accomplissement d'un travail et, dans cet accomplissement, c'est l'auteur de l'œuvre qui s'accomplit. Quand s'achève le travail d'une œuvre, il reste son auteur. Quand disparaît le travail pour vivre il reste un travailleur sans emploi ! Ayant constaté que les hommes, dans leur immense majorité, ne savent plus faire qu'une chose, travailler, Hannah Arendt peut dès lors tirer les conséquences, tragiques, de son analyse de la "société de travailleurs", de la société dans laquelle et pour laquelle, on le comprend désormais, il n'y a quasiment plus que des travailleurs : ce que nous avons devant nous, dit-elle, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est- à-dire privée de la seule activité qui leur reste." Concluant ainsi son analyse et renouant, dans le même mouvement, avec son constat initial qui portait sur les effets de l'automatisation, Hannah Arendt met en évidence le vide sur lequel débouche le symbole du progrès technologique, celui d'une liberté sans emploi, qui n'est autre que le désœuvrement, source potentielle de tous les maux. [...]
[...] Tout travail est jaugé à la seule unité de mesure de sa valeur d'échange. Les œuvres elles-mêmes sont appréciées en fonction de leur valeur marchande. La démocratie place chacun sur un pied d'égalité à l'égard du travail. Hannah Arendt établit à juste titre une corrélation entre la "société de travailleurs" et la société démocratique, égalitaire. En autorisant une égalité des chances de s'enrichir, elle impose une concurrence universelle pour la richesse et condamne ainsi à faire de toute activité un travail. [...]
[...] Pour se rassurer, le lecteur, qui appartient probablement en tant que tel à la catégorie des intellectuels, ne manquera pas de penser à ses pairs, sinon à lui-même, dont l'activité n'a plus de travail que le nom, en tant qu'elle est une activité de l'esprit au service de l'esprit. Hannah Arendt l'oblige à un examen de conscience : fait-il partie de ceux, dont elle dit qu'ils sont en petit nombre et qu'ils tiennent ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie ? [...]
[...] Peut-on objecter à Hannah Arendt que ses prévisions ne se sont pas réalisées ? L'automatisation progresse, bien des usines se vident effectivement, mais les hommes ne restent pas à rien faire, est-on tenté de penser. Mais qui ne verrait le pauvre usage que beaucoup font de leur temps dit libre de plus en plus important par rapport au temps de travail. Ils s'occupent comme ils peuvent, ce qui revient bien souvent à tuer le temps, à défaut de pouvoir et de savoir le transformer en occasion de se cultiver. [...]
[...] Avant elle, au XIXe siècle, Cournot avait déjà relevé la nature inconsciemment religieuse de l'idée de progrès. En échappant au travail grâce aux machines, l'humanité croit échapper à la nécessité, figure antique du destin. Elle se croit sauvée ! Le Dieu de la Genèse l'avait chassée du paradis, la machine pourrait bien l'y reconduire, du moins se l'imagine-t-elle . Hannah Arendt ne laisse pas longtemps le lecteur se bercer de douces illusions. En vidant prochainement les usines, la mécanisation va révéler le vide laissé par la fin d'un monde, celui du travail. [...]
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