L'objectif de mon analyse est de mettre en évidence quel lien étroit relie chez Nietzsche sa propre critique de la rationalité spéculative - une rationalité spéculative qui a culminé à ses yeux dans la recherche philosophique du système - et la mise en cause des valeurs démocratiques comme accomplissement d'une passion de l'égalité qu'il enracine par ailleurs chez Socrate et dans la tradition judéo-chrétienne. L'anti-rationalisme nietzschéen (sa critique de la raison) a ainsi une portée pratique : la mise en cause de la démocratie et du principe d'égalité, qui n'en est pas séparable. Du moins est-ce le cas à partir de la lecture des textes eux-mêmes - ce que je voudrais montrer ci-dessous. Si les représentants contemporains du nietzschéisme (par exemple en France des auteurs comme Foucault et Deleuze) entendent accommoder leur sympathie philosophique pour Nietzsche et un engagement politique en faveur de la cause de l'égalité, c'est alors de leur côté que réside la charge de la preuve - je veux dire que c'est de ce côté qu'il faudrait montrer à quoi Nietzsche peut bien nous servir aujourd'hui pour penser les renouvellements de l'idée démocratique.
[...] Ce que l'on pourrait également vérifier, dans les textes de Nietzsche, en prêtant attention à son interprétation de l'être comme Vie : comme vous le savez, c'est une constante de la pensée de Nietzsche que d'estimer que "la vie ( . ) est pour nous la forme la mieux connue de l'être" (Volonté de Puissance, Bianquis, II, 41) ou que "l'être, nous n'en avons pas d'autre représentation que le fait de vivre" ; de même encore, 151 : "L'être, c'est la généralisation du concept de vivre (respirer), être animé, vouloir, agir, devenir" (sur ce thème, voir Granier, p sqq.). [...]
[...] L'annonce de la philosophie nouvelle est réitérée au 42, dans la deuxième partie : "Une nouvelle race de philosophes monte à l'horizon" - des philosophes encore énigmatiques, dit-il, voire des philosophes tels "qu'il appartient à leur nature de vouloir rester des énigmes" : proposition difficile à cerner (qu'on peut entendre en des sens multiples, par exemple au sens où le caractère énigmatique du philosophe nouveau, par exemple ce qu'il y a de délibérément énigmatique dans le discours de Zarathoustra, joue un rôle de sélection, dans le projet nietzschéen de recomposition d'une aristocratique, par opposition à la valorisation rationaliste, c'est- à-dire démocratique, du sens commun et de la communication), donc proposition elle-même énigmatique, mais en tout cas bien claire et distincte sur la manière dont s'y trouve réaffirmée la conviction qu'une rupture s'annonce et pour ainsi dire s'esquisse déjà dans l'histoire de la philosophie. [...]
[...] Les anti-rationalistes pratiques : Nietzsche L'objectif de mon analyse est de mettre en évidence quel lien étroit relie chez Nietzsche sa propre critique de la rationalité spéculative - une rationalité spéculative qui a culminé à ses yeux dans la recherche philosophique du système - et la mise en cause des valeurs démocratiques comme accomplissement d'une passion de l'égalité qu'il enracine par ailleurs chez Socrate et dans la tradition judéo-chrétienne. L'anti- rationalisme nietzschéen (sa critique de la raison) a ainsi une portée pratique : la mise en cause de la démocratie et du principe d'égalité, qui n'en est pas séparable. Du moins est-ce le cas à partir de la lecture des textes eux-mêmes - ce que je voudrais montrer ci-dessous. [...]
[...] Donc, quand Nietzsche écrit, en guise d'ouverture à Par-delà, que les philosophes de la métaphysique n'ont rien compris aux femmes et, notamment, qu'ils n'ont pas compris que la vérité ou que la réalité est femme, c'est évidemment aussi au sens strict qu'il faut l'entendre : à supposer que la vérité du réel soit vie, c'est-à-dire soit femme, c'est-à-dire jeu d'apparences, les philosophes dogmatiques, dans leur poursuite d'une absolutisation et d'une totalisation du Vrai opposé à l'apparent, n'ont rien compris aux femmes, et ont laissé hors de leur philosophie ce qui constitue, si je puis dire, vraiment le vrai, c'est-à-dire précisément l'apparence, que, comme on sait (selon la dernière étape du fameux texte du Crépuscule sur la manière dont l'idée de vrai monde devint une fable), il n'y a précisément plus de raison de nommer "vérité" si on ne l'oppose plus à l'"apparence" (je vous rappelle la conclusion du texte sur le "Monde- vérité", c'est-à-dire le point 6 : "Nous avons supprimé le monde vrai ; quel monde subsistait alors ? Le monde apparent, peut-être ? . [...]
[...] * Très visiblement, pour Nietzsche, une histoire de la philosophie s'achève ou s'est achevée et une autre histoire de la philosophie doit commencer ou vient, avec lui, de commencer. Toute la Préface de Par delà le Bien et le Mal part du thème de la fin de la philosophie comme projet de système et comme accomplissement systématique de la rationalité - ce que Nietzsche désigne comme la fin de la philosophie dogmatique, donc comme la fin du "dogmatisme philosophique" : le leitmotiv de la Préface, c'est en effet, concernant (selon la formule de la première phrase) "les philosophes, en tant qu'ils étaient des dogmatiques", cette proclamation que "toute espèce de dogmatique se tient aujourd'hui dans une attitude consternée et déconfite" : "toute dogmatique est tombée, poursuit Nietzsche, elle gît au sol, elle en est à la dernière extrêmité" - et encore : "Toute dogmatisation en philosophie n'a donc été qu'un noble enfantillage, une gaucherie (ou une maladresse de débutant)" - et il y a encore, dans la suite de cette Préface, plusieurs évocations de cet effondrement de la philosophie dogmatique. [...]
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