Il est courant de voir opposer de manière brutale deux conceptions soi-disant très différentes de la relation de l'esprit à ce qui le constitue comme esprit, c'est-à-dire l'étonnante faculté de penser vrai. Si l'on résume les deux positions, à Platon revient le mérite d'avoir découvert que l'âme avait des liens avec la vérité, à Descartes celui d'avoir montré que la vérité était au coeur de l'âme. Cette répartition des rôles n'a pu malheureusement s'effectuer qu'au prix d'un élagage assez conséquent de certaines branches rebelles, et d'une élimination sans pitié de tout ce qui pouvait ressembler de près comme de loin à une difficulté. Ainsi, l'âme platonicienne est censée s'élancer vers le monde des Idées ; tandis que l'esprit cartésien a le privilège de découvrir en lui-même, pour la première fois au monde, l'enracinement de la vérité, cela constituant un progrès sensationnel dans la connaissance de cette même vérité. Le contraste est saisissant, mais malheureusement factice.
[...] Cette question n'ouvre pas la moindre perspective d'une enquête. Ce refus d'examiner peut paraître étrange. Il y a là une foi rationaliste, un préjugé de bonne nature de la pensée pour reprendre l'expression de Deleuze, qu'il semble impossible de soumettre à l'examen. Descartes l'affirme sans ambages : la raison est inapte à examiner la vérité. Elle n'est pas une instance supérieure au vrai et au faux ; elle n'agit pas à sa guise sur les critères du jugement, au point de pouvoir les mettre en question. [...]
[...] La connaturalité entre l'âme et les formes n'empêche pas la dissymétrie de cette relation : c'est l'âme qui va vers les Formes et non l'inverse. Elle a suffisamment de familiarité avec elles pour avoir une certaine spontanéité lorsqu'elle va les rejoindre ; elle tâche de se rendre semblable à elles, sans pour autant jamais pouvoir, en cette vie, y parvenir totalement. C'est précisément sur l'image du déplacement de l'âme vers les Formes que réside le malentendu ; c'est la signification et le statut philosophique de ce voyage de l'âme vers l'essence qu'il faut examiner précisément. [...]
[...] Même si, de la même manière qu'un roi édicte des lois dans son royaume, Dieu a placé en nous des vérités auxquelles nous nous plions, et dont nous ne pouvons modifier le contenu, il ne faut pourtant pas penser que nous y obéissons comme si elles nous étaient étrangères. Tout au contraire, les idées sont mentibus nostris ingenitæ la compréhension est explicitement conçue par Descartes comme la reconnaissance d'une vérité familière ; et avoir conscience de comprendre, c'est en fin de compte découvrir que l'on ne découvre rien. [...]
[...] Cette définition distingue la vérité du reste des concepts sans pour autant s'assurer de sa possibilité. Pour la vérité, comme pour le mouvement, c'est l'expérience qui parmi tous les modes de connaissance, s'approche le plus près du but. C'est dans la pratique du discours et du jugement vrais que l'on peut acquérir la connaissance la plus adéquate de cette adaequatio rei ad intellectum. Cette connaissance, cette familiarité que l'on désire avoir avec la vérité passe avant tout par l'acte, par la performance. [...]
[...] Il nous renvoie alors vers la vie, la pratique, vers le domaine des actes. C'est peut-être aussi ce que fait Platon lorsqu'il compose des dialogues aporétiques : l'aporie marque moins un échec spéculatif qu'un retour réussi à la pratique et à son mode de connaissance particulier. Il est tout à fait possible de ne voir en la dialectique qu'une incantation protreptique 9 dont la finalité se trouve dans l'acte et dans la conscience d'agir. C'est déjà y voir beaucoup. Nous conclurons sur les deux points communs inattendus que nous avons dégagés au cours de cette réflexion et qui font de Platon et de Descartes des penseurs 9 Phédon e : ejpa/dein, ejxepa/shtai. [...]
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