De la science, on retient volontiers des résultats, en particulier sous l'aspect de leurs applications techniques. Tout en vivant ainsi dans un monde dominé par le technoscientifique, l'individu ne s'interdit pas, dans ses conversations, de faire appel à des pensées ou à des explications qui n'ont rien de rigoureux.
Friedrich Nietzsche propose de considérer que ce qui importe le plus dans une science, c'est sa méthode et non ses résultats. C'est d'ailleurs ce que confirme le cas des personnes qui, bien qu'informées des résultats de la science, ne se privent aucunement d'avoir une pensée quotidiennement des moins rationnelles : ne les voit-on pas adhérer facilement à n'importe quelle hypothèse, ou prêtes à adopter les explications les plus saugrenues ?
D'où les débats aussi virulents que stériles, tout particulièrement en politique. Pour modérer la pensée, ne conviendrait-il pas que chacun apprenne au moins la méthode d'une science ?
[...] Du premier point de vue, la situation ne s'est pas améliorée depuis Nietzsche: l'enseignement reste attaché à l'opposition classique entre sciences et lettres ou humanisme, de telle sorte que les sciences ne sont enseignées qu'à ceux qui s'y spécialiseront. De plus, cet enseignement concerne davantage les résultats que les méthodes, et la méthodologie est paradoxalement un domaine où interviennent au moins autant les philosophes que les scientifiques. Mais surtout, l'évolution des sciences fait que leurs méthodes deviennent de plus en plus complexes, et donc de moins en moins accessibles à des non-spécialistes ou des non-patriciens. [...]
[...] Mais une fois acquise, c'est elle qui constitue le guide de l'esprit Que la méthode, une fois mise au point, constitue le fondement de l'esprit authentiquement scientifique, c'est aussi ce qu'enseigne l'histoire: une science n'en finit pas, dans son développement, d'écarter ses premiers résultats, de les corriger, de les remplacer par d'autres. Concepts et lois sont temporaires, de sorte que seule la méthode paraît sérieusement durable. Sans doute doit-elle aussi se perfectionner, mais elle semble obéir à quelques principes constants: exigence de vérification expérimentale d'une hypothèse, choix de l'hypothèse la plus économique, mathématisation des résultats, etc. De la sorte, la méthode scientifique enseigne incontestablement un bon usage de la raison, ou de la pensée. [...]
[...] Ce n'est donc pas de ce côté que l'on peut apprendre à penser rigoureusement, ou à élaborer des vérités. On pourrait presque soutenir que l'apprentissage de données scientifiques est davantage un entraînement à la passivité de l'esprit qu'à son activité: s'il ne s'agit que de stocker du savoir déjà mis au point, on n'apprend pas la mise au point du savoir, ni ce qu'il suppose de prudence. La mémoire est sans doute utile, mais elle n'enseigne en rien l'origine et la formation de ce qu'elle retient. [...]
[...] Il ne reste ensuite qu'à accumuler les preuves de leur existence, ce qui est d'autant plus séduisant que l'on sait que les pouvoirs cherchent à les dissimuler. La pensée non scientifique se fait volontiers soupçonneuse, mais jamais à l'égard de ses expériences et elle multiplie les théories du complot. Elle transforme toute hypothèse en certitude A strictement parler, cette pensée ne connaît pas même l'hypothèse, dans la mesure où ce terme, pour peu qu'on le prenne au sérieux, implique un travail de vérification. A peine formulée, son hypothèse se transforme en vérité, et doit être répandue sans attendre. [...]
[...] Montaigne préférait une tête bien faite à une tête bien pleine Nietzsche précise que, pour être bien faite, la tête doit apprendre des méthodes scientifiques. Mais on peut se demander s'il n'est pas lui-même (momentanément, dans ce texte) victime d'une survalorisation de la science et des démarches qu'y accomplit la pensée. Car rien ne prouve que la circonscription couvre le champ du possible de cette dernière. La poésie n'est-elle pas aussi une forme légitime de la pensée? Comment prouver qu'Ainsi parlait Zarathoustra serait inférieur aux Principes de la médecine expérimentale? [...]
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