En principe, la relation que l'histoire politique, l'histoire de l'art, l'histoire des religions ou l'histoire économique entretiennent avec le devenir historique est semblable à celle que le portrait ou le paysage entretiennent avec les réalités qu'ils représentent. Dans aucun de ces cas les objets ne sont décrits de manière exhaustive, « comme ils étaient en réalité ». On ne peut décrire le singulier « comme il est en réalité » parce qu'on ne peut le décrire dans sa totalité. Une science de l'histoire dans sa totalité est impossible, non seulement parce qu'il est impossible de traiter une information surabondante, mais surtout parce qu'une telle science serait privée de tout point de vue. Or, la connaissance n'est possible qu'à partir du moment où le sujet connaissant, ayant adopté un point de vue, peut sélectionner les éléments qui l'intéressent en fonction de critères précis et les réunir sous des catégories synthétiques. C'est à ce prix qu'il pourra composer une image satisfaisante de son objet. Car il n'y a pas de connaissance en soi, et la connaissance est toujours guidée par des concepts synthétiques déterminées de manière qualitative et qui sont par conséquent toujours partiaux. Et une science qui se proposerait d'aboutir à une connaissance générale de son objet manquerait de l'énergie spécifique sans laquelle les données de l'observation ne peuvent recevoir d'interprétation synthétique. Telle est la raison profonde pour laquelle il n'existe que des histoires spéciales et pourquoi toute histoire qui se présente comme générale ou mondiale n'est dans le meilleur des cas qu'une juxtaposition de points de vue particuliers, à moins qu'elle ne consiste simplement à sélectionner les processus que, à partir de sentiments reposant eux-mêmes sur des jugements de valeur, nous considérons comme particulièrement significatifs.
Georg Simmel, Problèmes de philosophie de l'histoire, trad. R. Boudon, Paris, PUF, 1984, p. 110.
[...] Écrire l'histoire d'une manière satisfaisante est-il donc impossible ? Simmel pense que c'est possible, mais qu'il faut réviser la croyance spontanée d'une histoire unifiée, pour aborder l'aspect scientifique en tant que méthode plutôt que fin en soi. Dans une deuxième partie, qui va de « Or, la connaissance n'est possible [ . ] » à « [ . ]nous considérons comme particulièrement significatifs », Simmel explique que la construction de la connaissance doit être guidée par des concepts choisis par le sujet connaissant. [...]
[...] Ça n'est pas une fin en soi : ceux qui pensent que l'objectif est de faire de l'histoire une science se trompent, il s'agit d'une inversion entre les moyens (la science) et les fins (l'histoire). La science, pour Simmel, consiste à mettre en place des catégories selon des critères précis afin d'analyser le réel. Il s'agit ensuite, à partir des faits répartis dans les catégories déterminées a priori, de recomposer l'image du réel. En cela, la connaissance du monde n'est jamais immédiate, car elle se fait toujours au moyen de « concepts synthétiques » et donc la connaissance ne peut porter sur la totalité du réel mais seulement sur l'étendue des catégories. [...]
[...] L'idée de science est sujette à débat concernant les sciences humaines. Par exemple, Dilthey (Introduction aux sciences de l'esprit) opère une distinction entre les sciences de la nature et les sciences de l'esprit. Son objectif est de dire que les sciences de l'esprit, qui s'intéresse aux hommes et non aux choses, ne sont pas moins des sciences que les sciences de la nature. Simplement, les sciences de l'esprit utilisent une méthode générale différente, la compréhension, alors que les sciences de la nature utilisent la méthode de l'explication. [...]
[...] Pour Hegel, le devenir historique n'était que l'accomplissement de l'esprit absolu sur terre. Or, l'histoire est avant tout un ensemble de faits dont il faut se saisir pour produire un discours sur eux et augmenter la connaissance humaine. De ce fait, le discours n'est pas un fait, et donc ces deux entités sont nécessairement différentes : l'histoire comme devenir, c'est-à-dire comme succession de faits, est fondamentalement différente du récit et de la science productrice de connaissance qui en découle de par sa nature même. [...]
[...] En fait, les deux historiens se fondent sur les mêmes faits, mais les catégories utilisées en donnent une interprétation totalement différente. En cela, Simmel insiste sur la dimension herméneutique de l'histoire, et de toute science de l'esprit, au sens de Dilthey. La connaissance historique est possible. Elle doit renoncer pour cela à la volonté d'une histoire totale, ou objective : la connaissance historique est toujours partiale et partielle. Seule une méthode rigoureuse fondée sur des catégories mises en place par l'historien peuvent permettre de concilier le les faits, la nécessité de connaître et de comprendre, et notre historialité propre. [...]
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