Dans ce texte extrait de "La Critique de La faculté de juger", Kant entend marquer les différences entre une machine et un être vivant : le second est irréductible à la première. Dans cette "machine" qu'est une montre, une partie fait bien se mouvoir une autre partie (c'est même sa fonction propre de produire un tel effet mécanique), mais elle ne la produit pas : c'est l'horloger qui a conçu la montre et qui l'a fabriquée « d'après des Idées » ; c'est lui qui a organisé les parties de la montre en fonction de l'effet qu'il voulait produire. On a affaire ici à une finalité purement externe, parce qu'elle est le fait de l'horloger, non de la montre. La seconde partie de notre texte atteste cette différence : une machine ne peut pas plus produire d'elle- même ses parties que produire une autre machine, ou se réparer toute seule si elle est défectueuse.
Or tous ces phénomènes d'autoproduction, de reproduction et d'autoréparation sont, à l'opposé, constatables de manière manifeste dans la nature vivante : celle-ci paraît bien être douée d'une force productrice finalisée de manière interne. Encore faut-il expliquer cette différence jusqu'à présent seulement constatée : si l'on trouve dans toute machine « une force motrice », par laquelle le mouvement se transmet d'une partie à une autre, il y a en revanche dans l'être organisé (et dans lui seul) « une force formatrice », un principe interne et spontané d'organisation de la matière et de production de formes, dont le mécanisme seul est incapable de rendre compte. La compréhension de la nature vivante devra donc tenir compte de cette spécificité qu'aucune machine ne possède. Comment la démarche scientifique moderne, fondée sur une causalité de type mécanique, pourra-t-elle rendre compte de ce qui semble échapper à son mode propre d'explication des choses? C'est le statut de l'explication téléologique (explication qui présuppose l'existence de buts à l'œuvre dans la nature) qu'il conviendra ici d'examiner.
[...] Peut-on soutenir avec Aristote que tout y est effectivement téléologiquement orienté et faire de cette proposition un jugement de connaissance? Là encore, il faut répondre par la négative : attribuer à la nature des buts, c'est la penser de manière anthropomorphique, comme si elle était douée d'un esprit et de projets, ou encore, comme si, derrière elle, il y avait un esprit suprême, divin, à l'œuvre, une grande intelligence ordonnatrice pour reprendre les termes de Claude Bernard. Il existe une telle harmonie entre les différentes parties d'un corps organisé et ses besoins vitaux qu'il est tentant de justifier l'existence des organes par la nécessité des fonctions à remplir, comme si l'idée du tout à produire guidait effectivement la production et l'agencement de toutes les parties qui le composent, ou encore comme si l'idée de l'effet (la fin) commandait les causes (les moyens) : comme si le but qu'est la vision expliquait l'existence de ces organes que sont les yeux. [...]
[...] C'est à chaque fois l'élan de la nature, une dynamique immanente au vivant qui se manifeste. C'est pourquoi Aristote pouvait définir la vie, dans le Traité de l'âme, comme le fait de se nourrir, croître et dépérir par soi-même - par soi-même, de manière essentielle et spontanée, et non par accident, ou sous l'effet d'une intervention extérieure. Certes, cet objet artificiel qu'est une statue est un objet inerte, sans mouvement ; avec ces artifices que sont les machines ou les automates, au contraire, on semble se rapprocher de ce qu'on observe dans le monde vivant. [...]
[...] Nous nous retrouvons alors devant l'aporie suivante : il faut certes chercher les causes des manifestations de la vie, des phénomènes vitaux, ce qui est proprement la tâche de la science du vivant, mais postuler que ce sont les effets à produire qui permettent de comprendre les causes, et donc formuler des jugements téléologiques, c'est précisément ce que la science comme telle ne peut pas faire, si elle veut rester une démarche rigoureuse et objective de connaissance: elle devrait présupposer l'existence d'intentions obscures et mystérieuses, traitant la nature comme une personne. [...]
[...] La finalité interne du corps vivant, c'est persévérer dans l'existence : il est en vue de sa propre survie. La vie, pourrait-on dire, veut vivre, fuir le nocif (ce qui peut menacer sa survie), aller vers le favorable (ce qui peut favoriser sa survie). On ne peut donc pas penser le vivant autrement que comme finalisé: la main sert à prendre, les jambes sont faites pour marcher, tout organe y sert à quelque chose Le statut problématique du jugement téléologique pour la science du vivant Pour autant, peut-on légitimement affirmer l'existence d'une finalité objective à l'œuvre dans la nature, et qui plus est de manière immanente? [...]
[...] Mais si la machine est bien douée de mouvement et paraît même se mouvoir d'elle-même, par le seul agencement de ses parties, cet agencement demeure imputable à une force extérieure, celle de l'ingénieur ou de l'artisan qui l'a fabriquée - cela ne change donc rien à l'essentiel : pas plus la statue du sculpteur que la montre de l'horloger n'est capable de s'autoproduire et de persévérer par elle-même dans l'existence L'impression de finalité dans la nature organisée Or cela ne nous empêche pas de penser constamment la nature vivante à partir de la machine, et plus généralement à partir du mode de production technique: ne dit-on pas communément que les yeux sont faits pour voir, l'estomac pour digérer ou les poumons pour respirer, de la même manière que l'on dit qu'une chaise est faite pour s'asseoir ou une montre pour marquer les heures? Mais si l'horloger a fait la montre et le menuisier la chaise, qui donc a fait les yeux, les poumons ou l'estomac ? Aristote répondrait la nature, qui ne fait rien en vain qui est de soi-même téléologiquement orientée. Nous pourrions aussi répondre Dieu, le comparant alors à un grand horloger et la nature tout entière à une grande machine. Mais de telles réponses sont-elles acceptables? [...]
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