Depuis les premières revendications syndicales au XIXe siècle, une société se dessine. Son état d'esprit est particulièrement saillant dans les démocraties occidentales. Les progrès techniques ont permis d'espérer sans cesse une libération prochaine: l'exemption du labeur, la possibilité de vivre sa vie sans contrainte et ainsi qu'on l'entend.
Mais, en même temps, pendant que la revendication du droit au loisir se fait de plus en plus entendre, pendant que le temps de loisir est de plus en plus étendu, il est des questions qui jaillissent. Comment envisager sa vie quand on considère que tout travail et tout effort ne valent jamais que par eux-mêmes, mais ne sont que des moyens pour vivre ? Quand on cesse de travailler pour échapper au travail, qu'arrive-t-il lorsqu'il n'est plus nécessaire de travailler ?
Distributeurs automatiques, usines contrôlées par ordinateurs, chaînes de montage automatisées, Arendt ne s'y trompe pas en annonçant de prochains bouleversements dans la société du travail. « C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines »: il est en effet toute une série de tâches qui autrefois assurées par des hommes peuvent être aujourd'hui assumées par des machines.
[...] Néanmoins, d'autres, dont Hannah Arendt fait partie, ont tenté de cerner les véritables enjeux et les conséquences de telles mutations. Le loisir tel que nous l'envisageons aujourd'hui est en tout point éloigné de ce que les médiévaux ont appelé l'otium, c'est-à-dire la possibilité de disposer de son temps pour se consacrer à cultiver l'esprit. Deux évènements majeurs ont contribué à faire oublier ce sens du loisir. D'une part, l'avènement de la société industrielle, en se concentrant sur l'enrichissement du capital, a imposé comme critères exclusifs d'appréciation du travail le rendement, la rentabilité, le bénéfice et la valeur ajoutée. [...]
[...] Non, on est, selon Arendt, président comme l'on est postier, c'est un métier, un moyen de gagner sa vie un moyen comme un autre, simplement plus rentable. Une société qui est gouvernée par le gain, et principalement le gain d'argent comme seule valeur ou du moins comme seule valeur susceptible de susciter un effort, ce type de société déclare en fait la mort de l'œuvre. Arendt insiste sur ce dernier terme et là est certainement la clé de son propos: Parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie Le terme œuvre se distingue profondément de celui de simple travail. [...]
[...] Il suffit de regarder quelque peu autour de soi pour s'apercevoir qu'il n'y a dans le propos d'Arendt aucun catastrophisme gratuit. L'ère qu'elle décrit, nous y sommes déjà pour une part entrés. Plus même, ce type ce propos est ressenti la plupart du temps comme scandaleux. Ce sont là d'une certaine manière des vérités qui ne sont pas bonnes à dire. On peut en effet y déceler une vive critique de la démocratie, non certes dans ses fondements, mais dans ses conséquences ou ses corrélats. [...]
[...] Et ôter à cette population ce qui l'occupe, ce qui d'une certaine manière l'empêche de penser à quoi que ce soit d'autre et en définitive l'empêche de penser tout court, c'est la confronter à sa propre inanité, à son propre vide. Dans cette description (ou plutôt cette prédiction), on sent comme l'écho des propos de Pascal sur le divertissement: rien n'est plus redoutable pour l'homme médiocre que de se retrouver seul avec soi en ne pouvant que contempler sa propre vacuité. [...]
[...] En apposition au fardeau du travail Arendt pose l'asservissement à la nécessité Il faut s'arrêter sur ce point. La syntaxe même porte à croire qu'il y a entre ces deux expressions une assimilation ou tout du moins l'expression d'une équivalence. De quelle nécessité parle-t-on? De celle du travail bien entendu, mais pourquoi l'appeler ainsi? Arendt souligne simplement ainsi que le travail n'est pas un choix, une option. Elle souligne que le travail a été (et est encore certainement), et plus encore depuis l'avènement de la société industrielle, une condition pour survivre. [...]
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