[...] Ainsi, pour l'auteur, l'interdiction de la liberté de pensée, se traduisant par l'oppression des intellectuels dissidents ou hétérodoxes, a le mérite de produire un nouveau genre littéraire et philosophique, celui qui se distingue du fait que la « vérité sur toutes les questions cruciales est présentée exclusivement entre les lignes ». Une littérature qui ne s'adresse qu'à une élite intellectuelle, seule apte à saisir le message codé, implicite de l'ouvrage. Leo Strauss loue cette forme de diffusion : elle n'est pas seulement restreinte aux relations de l'auteur tout en lui évitant d'être emprisonné pour subversion. L'ouvrage ne peut avoir qu'une portée limitée dans la mesure où il ne touche qu'une partie marginale de la population, une certaine élite culturelle. Mais un serviteur zélé du régime, s'il est suffisamment intelligent, peut très bien comprendre le message codé, cette critique larvée, et ainsi dénoncer les positions de l'intellectuel. (...)
[...] Mais, objectera-t-on, il peut y avoir des hommes intelligents, lecteurs attentifs, auxquels on ne peut se fier, et qui, après avoir découvert le vrai caractère de l'auteur, le dénonceront aux autorités. De fait, cette littérature serait impossible si l'adage socratique selon lequel la vertu est connaissance, et selon lequel par conséquent des hommes réfléchis sont en tant que tels dignes de foi et dépourvus de méchanceté, était complètement faux. ( ) Ils[les philosophes des Lumières] pensaient que la répression de la recherche indépendante, et de la publication des résultats de cette recherche, était un accident, un effet de la construction imparfaite du corps politique, et qu'il était possible de remplacer le royaume des ténèbres générales par la république de lumière universelle. [...]
[...] Cela signifie qu'aucun membre actif et influent du Parti, inflexible à l'égard de ceux qui font preuve d'esprit critique quant au régime, le défendant corps et âme, ne pourrait être capable de saisir le message codé subversif implicite lancé par l'intellectuel. De plus, ce dernier serait protégé dans la mesure où il reprend intégralement les thèses officielles. Plus largement, en se détachant de la figure de l'intellectuel indépendant et libre de l'État totalitaire, Leo Strauss montre que Hobbes et Machiavel, notamment, peuvent être lus sous cet angle. [...]
[...] Son jeune et raisonnable lecteur aurait pour la première fois une vision fugitive du fruit défendu. La critique, la masse de l'ouvrage, consisterait en développements virulents des thèses les plus virulentes du ou des livres sacrés du parti au gouvernement. Le jeune homme intelligent qui, du fait de sa jeunesse, avait jusque-là été attiré par ces expressions immodérées, les trouverait maintenant d'abord simplement déplaisantes, puis, après avoir goûté au fruit défendu, il les trouverait assommantes. Reprenant pour la deuxième et troisième fois sa lecture du livre, il discernerait, dans l'arrangement même des citation tirées des livres faisant autorité, des compléments importants aux quelques énoncés laconique situés au centre de l'assez courte première partie. [...]
[...] Commentaire de texte d'un extrait de La persécution ou l'art d'écrire de Leo Strauss. Pour en revenir à notre sujet présent, prenons un simple exemple qui, j'ai quelque raison de le penser, n'est pas si éloigné de la réalité qu'il pourrait le sembler au premier regard. Il nous est facile d'imaginer qu'un historien vivant dans un pays totalitaire, membre au-dessus de tout soupçon et généralement respecté du seul parti existant, soit conduit par ses recherches à douter de la justesse de l'interprétation officielle en ce qui concerne l'histoire de la religion. [...]
[...] Cet exercice nécessaire lui permet d'avoir un espace de liberté grâce auquel il peut alerter un lecteur très attentif. Ce dernier aurait dès lors, s'il parvient à lire entre les lignes, l'occasion de connaître les thèses libérales, ce que l'auteur qualifie de fruit défendu L'ouvrage de cet intellectuel permet donc de manière ésotérique, implicitement et discrètement, de susciter chez son lecteur un jeune homme intelligent qui a été endoctriné depuis l'enfance par l'État aux thèses officielles, une lecture critique de celles-ci, de faire émerger en lui une réflexion qui les remet en cause. [...]
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