Le problème, crucial, de la loi injuste, non conforme à ce qu'elle devrait être, ce problème que l'Occident moderne a cru découvrir à un certain nombre de reprises, se situe en fait au cœur de la réflexion classique sur le droit naturel – et à l'arrière-plan sur l'une des pages les plus célèbres de Sophocle (495-406 av JC) :
"Créon- Connais-tu la défense que j'avais fait proclamer?
Antigone - Oui je la connais. Pouvais-je l'ignorer ? Elle était des plus claires.
Créon - Ainsi, tu as osé passer outre à ma loi ?
Antigone - Oui, car ce n'est pas Zeus qui l'avait proclamée! Ce n'est pas la Justice assise aux côtés des Dieux […]; non, ce ne sont pas là les lois qu'ils ont à jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre […] aux lois non écrites, inébranlables des Dieux! Elles ne datent, celles-là, ni d'aujourd'hui, ni d'hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je, par crainte de qui que ce fût, m'exposer à leur vengeance chez les Dieux?" (Sophocle, Antigone).
[...] Mais c'est aussi pour cela qu'elle n'occupe pas, dans le système d'Aristote, la place centrale qui sera la sienne chez Cicéron. Quelle que soit sa valeur, elle n'a pour Aristote qu'un rôle correcteur en rapport avec l'idée que le juste gît dans les choses - , alors qu'elle constitue, pour la pensée stoïcienne, le véritable fondement d'un droit reposant sur la nature de l'homme, lequel va découvrir dans son for intérieur, "les données immédiates de la conscience juridique" (JL Thireau, RHFD Pour Aristote, l'équité n'intéresse pas le juge; pour Cicéron et pour le jusnaturalisme moderne, elle concerne d'abord les législateurs, qui, écrira Portalis, "ne doivent être que les respectueux interprètes" des "principes de cette équité naturelle" qui repose en chacun. [...]
[...] La question qui subsiste est alors la suivante: comment suppléer à cet (inévitable) défaut? Et, comme on peut s'y attendre, les réponses divergent, selon la manière dont on conçoit le droit, la loi ou le rôle du législateur. Certains, de Hobbes à Kelsen, ne pourront se résigner à l'injustice répliquant ingénieusement que la justice n'existe pas, qu'elle constitue une "valeur" non susceptible d'être connue, ou encore qu'elle n'est jamais que ce que déclare la loi. D'autres pourront avoir la tentation inverse, celle de la perfection, qui consiste à dépasser cette "nature des choses" décrite par Aristote, et à s'imaginer un droit sans lacunes, capable d'embrasser le réel dans sa totalité. [...]
[...] Un siècle plus tard, le problème qu'évoque Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, paraît à la fois proche et assez différent. Proche, dans la mesure où il y est question, une fois de plus, de l'inadéquation de la loi et de l'injustice qui peut en découler; différent, pourtant, puisque la cause du problème ne se situe plus en amont, dans l'opposition de la lui positive à une norme supérieure, naturelle ou divine, mais en aval, au stade de son application, dans son incapacité structurelle à envisager le réel dans toute sa singularité. [...]
[...] Villey, La Formation de la pensée juridique moderne). C'est en ce sens que l'équité apparaît supérieure au "juste légal", qu'elle a pour fonction de rapprocher, au moment de son application, du "juste absolu". La principale acception du mot "juste" évoquée par Aristote renvoie à l'idée d'une proportion égale, conforme à la bonne mesure, et, donc, à la place dans la nature de chacun de ceux à qui l'on doit attribuer telle chose. Elle suppose ainsi une adéquation à la singularité de chacun, à laquelle s'attache précisément l'équité. [...]
[...] Pouvais-je l'ignorer? Elle était des plus claires.Créon - Ainsi, tu as osé passer outre à ma loi?Antigone - Oui, car ce n'est pas Zeus qui l'avait proclamée! Ce n'est pas la Justice assise aux côtés des Dieux [ non, ce ne sont pas là les lois qu'ils ont à jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre [ ] aux lois non écrites, inébranlables des Dieux! [...]
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