On avait vu que le questionnement, la mission de Socrate conduisait à un renversement des valeurs, et que dans son discours même, lors du procès, il opère un certain nombre de renversements, l'un d'entre eux consiste à dire que sa condamnation n'est pas un mal pour lui, mais pour ses accusateurs (parce qu'il vaut mieux subir l'injustice plutôt que de la commettre). Cela acquis, il peut encore élargir les conséquences du mal qu'ils font à la Cité, dans la mesure où ils la privent du cadeau du Dieu, à savoir un philosophe dans la cité, ce qui conduit à un nouveau paradoxe : ce n'est pas par amour de lui-même qu'il se défend, mais par amour de la Cité, et par volonté d'obéir à l'appel du Dieu.
En effet, si les juges le font mourir, personne ne pourra assumer le rôle de Socrate, celui de les appeler sans cesse à s'occuper d'eux-mêmes. Dans 1:4pologie, Socrate se présente comme celui qui essentiellement, fondamentalement, a pour fonction, métier et poste d'inciter les autres à s'occuper d'eux-mêmes, à prendre soin d'eux-mêmes et à ne pas se négliger.
Socrate donne alors une image célèbre de son rôle auprès de la Cité, du rôle du philosophe: Socrate compare son activité à celle d'un taon qui stimule un cheval de bonne race.
Pourquoi se compare-t-il à un taon qui agace un cheval vigoureux?
Parce que, tout comme cet insecte qui poursuit les animaux, les pique et les fait courir et s'agiter, il est celui qui ne cesse de rappeler à ses concitoyens qu'ils s'occupent d'un tas de choses, de leur fortune, de leur réputation, mais qu'ils ne s'occupent pas de l'essentiel, à savoir d'eux-mêmes, du bien de leur âme. Cf plus haut (p.43) Socrate explique qu'il n'a de cesse d'interpeller les gens et si quelqu'un conteste, s'il affirme qu'il en a soin, de son âme, de la vérité, de la raison, il dit qu'il ne le lâchera pas tant qu'il ne l'aura pas examiné à fond.
Cet agacement est un bien pour la Cité, parce qu'il les empêche de dormir. Dans cette activité qui consiste à inciter les autres à s'occuper d'eux-mêmes, Socrate joue par rapport à ses concitoyens le rôle de celui qui éveille. Ce souci de soi-même est une sorte d'aiguillon qui doit être planté là, dans la chair des hommes, qui doit être fiché dans leur existence et qui est un principe d'agitation, un principe de mouvement, un principe d'inquiétude permanent au cours de l'existence. Le rôle qu'il assume est celui de l'homme qui réveille l'esprit à la critique, qui maintient la conscience en éveil, qui provoque le doute, le souci, l'inquiétude, rompant avec le tout fait, le bien connu, la confortable opinion, l'habitude.
Si on le tue, la Cité passera le reste de son existence à dormir. En somme : la vie sans la philosophie, c'est la vie en sommeil. La philosophie, c'est l'éveil de l'âme (...)
[...] Prophétie et avenir de ceux qui l'ont jugé: le tourment. Ils seront tourmenté par d'autres qui feront comme il a commencé de faire, cela ne s'arrêtera pas en tuant un homme. Ce que l'on peut lire ici c'est que Socrate est tout à fait conscient de l'enjeu, de l'impact historique de son procès. En un sens, ce n'est que s'il est condamné injustement à mort, et parce qu'il l'a été que l'on continuera de parler de sa mission et qu'elle continuera alors de se faire. [...]
[...] Il l'accomplit par pure bienveillance. Pour conclure, il ressort de ce passage que sa mission est fondamentalement utile et désintéressée. C'est pour cette raison que les Athéniens éprouveraient par sa mort une très lourde et très sévère perte, car ils n'auraient plus personne pour les inciter à s'occuper de leur vertu. Transition : on avait vu (explication de la page 41) que Socrate devait se justifier de la vie qu'il avait choisie, à savoir la vie philosophique contre deux préjugés, celui populaire qu'il faut vivre pour répondre à ses plaisirs, qui élit la vie comme telle, et celui aristocratique, pour lequel la vie la plus haute est la vie politique. [...]
[...] Si Socrate peut apparaître provocateur, sa position n'en est pas moins cohérente. En effet, s'occuper de la cité suppose du loisir, c'est-à-dire du temps libre, durant lequel on ne travaille pas. Ainsi comme cette activité est bénéfique pour la Cité, celle-ci doit l'entretenir, pourvoir aux nécessités que son activité l'empêche de satisfaire. Mais il y a encore une autre raison au fait de ne pas se proposer de peine plus légère que celle de la peine de mort. C'est que ces peines, dites moins graves, sont de toute évidence des maux, tandis que l'on ne sait pas si la mort est un mal. [...]
[...] Dernier point : Socrate préfère donc mourir plutôt que de ne pas accomplir sa mission religieuse, ce en quoi on pourrait ne pas le croire, ne pas le prendre au sérieux. Mais il ajoute (ce que ses auditeurs croiront encore moins) qu'il préfère mourir que plutôt que de ne pas philosopher, car c'est en soi un bien que de philosopher, rechercher la vertu, s'améliorer soi-même et les autres. On trouve ici l'affirmation claire que la vie la plus haute, celle qui mérite d'être vécu, c'est la vie philosophique. [...]
[...] D'une manière plus générale, Socrate met en garde, dans ce passage, contre toute confusion entre ces deux ordres, car c'est la justice qui est menacée quand on n'écoute plus la voix de la raison mais celle des sentiments. En filigrane, la fin du texte définit ce que c'est que d'être véritablement pieux. Ce qui est impie c'est d'essayer de plaire aux dieux, en faisant des prières, car il y va d'un rapport mercantile aux dieux. Au contraire, la seule position religieuse qui soit est de se comporter selon la raison et la justice. Jouer du pathos ce n'est ni beau (mais lâche) ni juste ni pieux. [...]
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