Comme le suggère la genèse de sa réalisation, Il Vangelo secondo Matteo constitue une oeuvre forte de ses convictions, à la fois passionnée et réfléchie. Elle est dans une certaine mesure à l'image de son jeune interprète : les liens qu'elle entretient avec l'histoire personnelle de ses protagonistes et le contexte politique et religieux de l'époque sont si nombreux, denses et connexes qu'elle tend à se fondre avec eux dans un même continuum. Pasolini, poète rebelle, influencé par la vision humaniste du communiste d'Antonio Gramsci, porté par les courants catholiques d'extrême-gauche, a au fond dressé le portrait d'un Christ révolutionnaire : il entend dans l'Évangile un appel à la lutte contre un ordre ancien, vers un monde meilleur où régnerait une joie primitive.
Parallèlement à sa complexe intrication à son contexte politique, l'oeuvre jette de nombreuses passerelles avec les arts, et notamment l'art pictural. Son style procure alors une curieuse impression hybride : il mêle la tradition picturale classique à l'influence néo-réaliste de ses premiers films. Ce mouvement cinématographique qui voulait filmer "les choses telles qu'elles sont" en adoptant une position moyenne entre scénario et documentaire faisait souvent appel à des gens de la rue à la place d'acteurs professionnels. Dans Il Vangelo, le cinéaste commence à penser de manière très précise sa mise en scène, invente un style propre. Il n'aborde pas réellement de thèmes nouveaux : ses premiers poèmes écrits au début des années quarante, portent déjà en germe nombre de questions abordées de front ou de biais par Il Vangelo (la figure du Christ, la question du sacrifice, de la trahison, de la mère et de l'origine), mais il conçoit soudain qu'il ne peut exprimer cinématographiquement la vérité intime de son être sans inventer en même temps une forme esthétique singulière.
Le spectateur contemporain ne conçoit souvent au mieux, que théoriquement l'atmosphère de cette époque, et risque ainsi de ne pas percevoir la richesse des liens que cette représentation du sujet biblique tisse avec son époque, son environnement culturel et les centres d'intérêts de son auteur. Il serait ambitieux, dans une étude synthétique, de vouloir rendre compte de l'essentiel de ces passerelles. Si ce travail semble de prime abord porteur d'une certaine objectivité, il est probablement influencé, du moins dans ses oublis et lacunes par sa propre époque, comme l'est au fond toute activité de commentaire (...)
[...] CINÉMA ET PEINTURE Lorsque Pasolini commence le tournage de Il Vangelo secondo Matteo, son style cinématographique mêle à la fois le souci du réel et de l'homme hérité du néo-réalisme, avec une forte imprégnation de la tradition picturale classique. Ses premiers films procurent ainsi une curieuse impression d'hybridation : les poveri cristi des banlieues romaines (littéralement pauvres christs voient leur vie de garçon des rues racontée dans un style qui fait souvent référence à la peinture de la première Renaissance florentine (Masaccio) ou aux maniéristes italiens (Pontormo, Rosso, Fiorentino). [...]
[...] Il explique dans une lettre au poète russe Evgueni Evtouchenko ses principes de casting : Tu sais peut- être que je ne suis pas un cinéaste sérieux, je ne cherche pas mes interprètes parmi les acteurs : jusqu'ici, pour mes films sous-prolétaires, je les ai trouvés, comme on dit en italien, nella strada Pour le Christ, un homme de la strada ne pouvait pas suffire : à l'innocente expressivité de la nature, il fallait ajouter la lumière de la raison. L'amour de Pasolini pour le peuple apparaît dans ces lignes ambigu. S'il en apprécie l'innocence, le naturel, il ne lui reconnaît pas l'intelligence. Au fond, ce qu'il semble apprécier c'est sa sauvagerie fruste et instinctive. Dans Il Vangelo, seul le Christ est vraiment porteur de la parole ; les autres forment une masse de visages, un troupeau qu'il domine entièrement. [...]
[...] Pour manifester que la parole est un mystère, Pasolini utilise toute une série de procédés qui tendent à isoler la voix, à lui donner un statut particulier. Parfois, il retire à la voix toute origine discernable dans le plan : le locuteur est invisible dans la foule ou parle de dos, si bien que la parole est sans source précise et peut sembler provenir d'un autre espace. À l'inverse, la voix peut occasionnellement envahir tout l'espace et se succèdent alors à l'écran des plans sur le visage du Christ qui devient la pure incarnation du verbe. [...]
[...] Nous nous limiterons donc à apporter certains éléments d'éclairage contextuel du film de Pasolini : pour emprunter au vocabulaire de la critique littéraire, nous tâcherons, au travers d'une analyse globale, de mettre en lumière les principaux liens d'intertextualité et de métatextualité de l'oeuvre avec ce qui est à son origine : la vie et les convictions de son auteur, le contexte politique de l'époque, les arts. Nous verrons qu'en se nourrissant à la fois du passé et en s'imprégnant du présent, Pasolini offre une oeuvre visionnaire, dense et passionnée. I. Un film politique A. LE PARTI DES EXCLUS Dans sa correspondance, Pasolini explique son attachement à l'Évangile de Matthieu, qu'il estime le plus révolutionnaire [ ] parce que le plus réaliste, le plus proche de la réalité terrienne où le Christ apparaît. [...]
[...] Par exemple, lorsque le Christ se fait baptiser par Jean-Baptiste au milieu d'une rivière, le bruit de l'eau est très faible tandis que la musique semble tout recouvrir, sauf la voix. Au fond, on peut considérer que Pasolini retrouve la sacralité technique qu'il souhaitait donner à son film par l'emprunt à la peinture. Il est fort probable que la présentation aux Rois mages sans le gospel chanté par Odetta perdrait beaucoup de sa puissance d'émotion. La musique donne à tout geste ordinaire, en le détachant de l'espace réel, une force peu commune. [...]
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