Au sein des mutations qu'un art peut connaître, il est toujours difficile de déterminer la part des facteurs endogènes et des causes exogènes, pour autant que la distinction soit pertinente.
Pertinente, en effet, elle ne l'est pas toujours : ce dont on se nourrit est toujours nécessairement initialement exogène puis endogène, et finalement, rien ne peut venir différencier les composants intériorisés et assimilés de l'ensemble qui les a faits siens.
Distinction pertinente, avec précautions et nuances ; distinction commode, assurément. Il y a parfois, chez les artistes, l'intention affichée de prendre à une discipline voisine son bien. Un artiste décide parfois sciemment de délaisser sa muse et de chérir une étrangère, plus belle, plus suave, mais inaccessible. Autrement dit, dans l'histoire d'un art, l'horizon régulateur que l'artiste se prescrit se trouve parfois situé dans un autre domaine que le sien.
L'attirance de la musique pour la peinture est étrange. Plus étrange que les prétentions musicales ou picturales de la littérature : il semble naturel d'affirmer qu'un auteur a « peint » les hommes tels qu'ils sont, ou qu'ils devraient l'être, qu'il va dépeindre la société... ou qu'un poète veuille « reprendre à la musique son bien ». La littérature semble s'accommoder assez aisément des ambitions picturales ou musicales, et n'a que peu de difficulté à faire admettre qu'elles sont aussi les siennes. Il n'en est pas de même pour la musique. La musique accompagne des vers mais ne les exprime pas. Elle accompagne et exprime l'intrigue d'un livret, mais elle ne la raconte pas.
Lorsqu'elle se confronte à la peinture, à l'image, à un objet hors du monde, descriptible par des mots, elle doit faire appel à une autre sorte d'intellection que la pensée par concepts : l'évocation, l'impression.
Il ne faut pas naïvement penser que les rapports de la musique et de la peinture soient ceux de la grenouille et du boeuf : aucun compositeur sérieux n'a espéré égaler la peinture, la poésie, l'architecture dans leur domaine propre. Il ne s'agit pas de faire de la peinture avec de la musique, mais de faire de la musique qui puisse évoquer une peinture et ce que la peinture évoque... ce qui est sensiblement différent. Ajoutons même que lorsque la musique est le plus musicale, elle n'est plus uniquement musicale, mais elle rejoint dès lors les autres arts. La vraie musique est aussi poétique ; la vraie musique est aussi picturale. Il y a une qualité qui, à un certain degré de perfection musicale, se surajoute à la musicalité, et qui ouvre sur le système des beaux-arts tout entier.
[...] Messiaen commente lui-même : Dieu, c'est le trait en tierces alternées, ce qui ne bouge pas, ce qui est tout petit Tout favorise la simultanéité : le dernier accord du motif en tierces correspond aux notes répétées qui suivent, et qui sont la négation la plus forte de tout mouvement : s'il est vrai que les instants se différencient par le changement de climat ou de couleur, ces notes répétées à l'identique ne peuvent former qu'un seul et même instant. L'échange s'effectue de manière cyclique : toutes les deux mesures, la succession des motifs est reprise au début, entièrement figée. Les gerbes de couleur (tierces descendantes pour Dieu, trait montant pour l'homme) ne débordent jamais de leur cadre. Elles sont prisonnières du joint de plomb qui les entoure, et qui les fixe sans les ternir. Nous avons là un des multiples exemples de la métaphore du vitrail. [...]
[...] Ce que la représentation a de conventionnel est ici tout à fait avoué. C'est le propre de l'impressionnisme que d'avoir posé d'une manière tout à fait violente et précise la question de la valeur des couleurs et des formes : un ciel ne peut-il pas être jaune ou orangé ? Un fond doit-il nécessairement être homogène ? Une grande partie de l'apport esthétique de l'impressionnisme réside dans la mise en question de la manière dont les éléments de la réalité sont monnayés dans leur mise en représentation. [...]
[...] Comment ne pas voir avec envie cette stabilité, cette permanence de la plastique, cette immortalité humaine acquise à l'œuvre du peintre et du statuaire ? Comment ne pas ressentir avec désolation cette impuissance de notre art à créer, à fonder des monuments durables ? Liszt compose en peintre. Il sait habilement jouer du flou et de la netteté, attirer l'oreille sur une mélodie par un ensemble vaporeux de couleurs autonomes. L'on retrouve chez lui des 8 traits caractéristiques des tableaux de Turner, de Friedrich ou même de Redon : le fond chatoyant et confus fait jaillir les quelques contours précis du tableau, par une sorte de contraste complémentaire. [...]
[...] La grande différence entre Orages et Les Jeux d'eau à la Villa d'Este, c'est que dans la première pièce, l'interprétation picturale est possible, alors que dans la deuxième, elle devient nécessaire. Liszt, pendant son voyage en Italie, est frappé par la correspondance entre les arts, par la clarté de leur visée commune : Dante a trouvé son expression pittoresque dans Orcagna et Michel-Ange ; il trouvera peut-être son expression musicale dans le Beethoven de l'avenir (Lettre à Berlioz oct. 1839). [...]
[...] Le rythme de la marche alentie par la neige et le froid y est resté figé. Les traces font partie du paysage : elles relient un premier plan mélodique quasi absent à l'arrière plan harmonique. La cellule rythmique motivique parcourt tout l'ambitus du prélude, du grave à l'aigu. Elle revêt toutes les fonctions, elle supplée à la mélodie défaillante, et comble une basse parfois lacunaire (fin de la première page). . triste et glacé : ce sont deux indications de caractère. La première est musicale, la deuxième picturale. [...]
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