Qui est « Le » groom ? L'article défini dérange. Ce « le » dit-il que Soutine ait peint un homme en particulier et non pas « un » groom comme un autre ? On ne sait pas qui a intitulé ce tableau mais peut-être qu'à force de le voir régulièrement, quelqu'un s'est familiarisé avec lui et a accolé un « le » à « groom ». L'inconnu serait devenu connu. Est-ce la démarche de Soutine ? A priori non et le titre est donc mal choisi. Car penser pouvoir connaître le groom en tant qu'individu c'est en partie s'empêcher de s'y voir soi-même et donc l'ensemble des hommes. L'ensemble des hommes, y compris Soutine lui-même. Il nous faudra donc jouer du paradoxe qui tend à lier l'individuel à l'universel : le groom est tout le monde, tout le monde est le groom. C'est le même procédé qui s'opère dans la grande héroïsation littéraire de l'homme Soutine. Rares sont les peintres dont la vie intime a été tant décrite et parfois inventée. Cela dit Chaïm est Soutine et Soutine est Chaïm. Sa vie explique effectivement son œuvre et vice-versa. Le groom de 1926 porte en lui ses propres séquelles. On pourrait facilement supposer que le tableau est un autoportrait mais ce serait une fausse question tant on sait que chaque morceau de peinture de Rembrandt était un autoportrait. Il ne faut donc pas comparer les anatomies, mais ressentir le geste, tant celui du groom que celui du peintre.
[...] On s'est demandé s'il fallait voir dans le groom un essai de peinture géométrique. Cette oeuvre s'inscrit à l'époque de ce que Cocteau a appelé rappel à l'ordre des avant-gardes dans les années 20 : un retour à la peinture traditionnelle de certains peintres avant-gardistes (Picasso). Soutine présente peu d'intérêt pour eux. Il n'a pas de réflexion sur le temps et l'espace (cubisme), sur la vie moderne mécanisée (futurisme), pas de critique ouverte de la société (dada) ou d'intérêt marqué pour le subconscient freudien (surréalistes) à l'inverse de nombreux jeunes artistes parisiens. [...]
[...] Il en a la sombre profondeur, mais semble non pas se retirer, mais surgir vers nous. Peut-être est-ce cette forme le véritable sujet du groom. Non pas le corps voué à disparaître, mais le vide dont la vie n'est qu'une étape. Cela dit cette position des bras se retrouve dans d'autres tableaux de Soutine, ce qui mériterait d'être plus amplement analysé. En conclusion, le groom est donc une oeuvre intemporelle, car elle est à la fois peinture du souvenir, action instantanée et tentative de projection. [...]
[...] Est-ce ce qui tourmente le groom ? La façon dont il moule son ventre de ses mains comme pour nous montrer sa maigreur le suggère. Les désarticulations de ses membres, les os qui semblent tenir son uniforme et les vrilles que celui-ci forme nous interrogent sur ce qu'il peut y avoir en dedans ? Nous avons déjà la réponse. Il n'y a rien dedans puisque c'est l'uniforme lui-même qui fait corps. Soutine joue des plans, du dedans et de l'extérieur, du montré et du caché. [...]
[...] L'image du groom est même pour Soutine encore chargé de cette individualité, lui qui considérait ses personnages comme des entités vivantes selon certaines anecdotes. Cela dit il y a un dépassement de l'individu. Le corps est caricatural. Le visage est tordu, le nez allongé, les sourcils relevés et les oreilles décollées. Les orbites des yeux sont larges et extrêmement creusées. Les yeux tombent et regardent dans le vide. Quel sens donner à ce regard et à ce corps de groom qui ne correspond pas à l'image d'un travailleur en service. [...]
[...] Le groom de 1926 porte en lui ses propres séquelles. On pourrait facilement supposer que le tableau est un autoportrait, mais ce serait une fausse question tant on sait que chaque morceau de peinture de Rembrandt était un autoportrait. Il ne faut donc pas comparer les anatomies, mais ressentir le geste, tant celui du groom que celui du peintre. Le geste du peintre, car l'on comprendra comment la peinture, dans sa matière et dans sa forme, peut elle-même incarner la vie. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture