La grottesca italienne témoigne de l'aspect ambivalent du grotesque, qui s'appuie sur des formes connues pour les transformer, voire les pervertir, à l'image de ces natures mortes qui révèlent sous un certain angle un visage teinté de monstruosité. Pourtant, il apparaît très nettement que Grass, comme Dostoïevski, ne visent pas dans leurs œuvres le seul art pour l'art. C'est en tout cas ce que laisse entrevoir Friedrich Dürrenmatt lorsqu'il affirme que « le grotesque en tant qu'expression » est « l'art des moralistes, chargé non pas de pourriture mais de sel », « incommode mais nécessaire ». Cette forme d'expression, aux allures quelquefois monstrueuses, n'aurait dès lors pour but que de fustiger les travers de la société, par la légèreté et le piquant de ses propos, qui se trouvent souvent masqués par la « pourriture » inhérente à la forme grotesque. Mais nous allons voir que, si le grotesque prend fréquemment une allure « incommode » pour le lecteur qui n'y voit dans un premier temps que « pourriture », il est aussi une véritable expression artistique qui prend sa source dans différents types d'art, expression nécessaire dans la visée moraliste que se donne l'auteur.
[...] Si Goliadkine se borne à évoquer des scènes dans lesquelles il se voit comme persécuté par la société tort ou à raison ? il n'en reste pas moins que l'œuvre toute entière évoque, sous es allures fantastiques, un sujet dérangeant : le dédoublement de personnalité et à terme la schizophrénie et ses causes. C'est donc un véritable parcours psychique tendu vers la folie que décrit Dostoïevski, mais plus encore, un parcours vécu de l'intérieur : Goliadkine ne se rend pas réellement compte de son état avant le chapitre deux, ou plutôt ne veut-il pas se l'avouer avant de revoir le Docteur Rubenspitz, devant lequel il fond finalement en larmes. [...]
[...] C'est par un effet de miroir que l'immoralité et la monstruosité latentes d'Oscar rejaillissent sur toute une époque, à moins que ce ne soit l'inverse, l'Histoire rejaillissant sur l'individu. Mais le grotesque ne se réduit pas la pourriture : il est également excès et grossissement. Là entre en jeu l'effet polyphonique du Double, dans lequel les bredouillements de Goliadkine sont amplifiés par contraste avec les paroles assurées du cadet Ces excès polyphoniques du dialogue intérieur, excès dus d'ailleurs au caractère foncièrement hésitant du personnage principal mettent en relief sa folie latente ainsi que l'opposition toujours plus grande avec les autres, qu'il hait autant qu'il envie. [...]
[...] Les listes rabelaisiennes qui reviennent régulièrement, notamment dans le chapitre Faut pas s'étonner témoignent d'un véritable sens de l'écriture et des mots comme la croix qui se fait tour à tour, sur un rythme envolé, croix de guerre et Croix Rouge après avoir désigné la croix catholique. Les deux œuvres révèlent ainsi un sens profondément artistique du grotesque, sans en oublier par ailleurs les origines architecturales mais aussi picturales. En effet, nos deux auteurs semblent prendre exemple sur la grottesca architecturale dans la conception de leurs œuvres. Grass notamment rappelle indirectement cette filiation par de nombreuses références à l'architecture, en ce qui concerne l'Eglise du Sacré-Cœur par exemple. [...]
[...] Dès lors, le grotesque se mettrait au service d'une critique virulente de la société, dont l'auteur tente de fustiger les travers. Le Double prend en effet pour cible l'administration russe, dans les filets de laquelle le héros est comme pris au piège. Ce dernier est d'emblée caractérisé par sa fonction : il n'est qu'un petit fonctionnaire qui cherche en vain à gravir les échelons. Médiocre il sera dans l'impossibilité de réaliser les succès auxquels il aspire, c'est pourquoi le double prendra sa place. [...]
[...] Pourtant, on peut souligner le fait que ce deuxième roman de Dostoïevski, au contraire de celui de Grass qui a connu un large succès, s'est soldé par un échec cuisant alors même que son auteur le considérait comme son roman le plus abouti Néanmoins, nous pouvons relativiser cet échec puisque cette œuvre est le véritable fondement des succès ultérieurs de Dostoïevski comme Crime et Châtiment. Succès final du grotesque donc, tout au moins par la critique sociale et politique qu'il apporte à ses lecteurs. [...]
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