Dans Sunset Boulevard, si Wilder pose bien les contrastes entre deux cinémas (le muet et le parlant), il se penche plutôt sur les conséquences d'une transformation des figures du muet au sein du nouveau cinéma. Où sont-elles passées depuis l'avènement du parlant ? Certaines continuent d'œuvrer quand d'autres ont disparu des plateaux. Le plan du mort flottant dans une piscine, et qui, par une réminiscence impossible, remet sur pied le récit, nous donne la voie empruntée par Wilder ; le cinéaste s'intéressera aux disparus, montrera ce qu'ils sont devenus, et pointera, avec une ironie désespérée, leur inadaptation au changement.
Pour cela, il prend comme objet d'étude l'actrice Gloria Swason, rebaptisée Norma Desmond. Recluse dans ses fastes surannés et rêves de reconquêtes, elle étale une toute-puissance que l'industrie hollywoodienne, au-delà des barricades de sa bicoque, dément fortement. Chez elle, dans un espace qu'elle s'est aménagée, elle est tout. Chez les autres, elle n'est rien. N'a-t-elle pourtant plus accès à l'image ? Y'a-t-il encore une possibilité de jouer ? Le jeu muet a-t-il droit de voix après le triomphe de la parole ? Comment peut-il encore s'exprimer ?
Le cinéaste semble répondre à ces questions par un habile glissement de terrain sémantique. Oui, les stars du muet jouent encore, mais autrement : plus d'interprétation sur un plateau, mais des pratiques ludiques à la maison. Le ludique traduit de fait l'inadaptation au nouveau cinéma par une forme de régression. En refusant le parlant, Norma retourne à un stade antérieur de la pensée, comme si les premiers temps du muet représentaient les premiers temps de la petite enfance que l'on n'aurait jamais envie de déserter.
D'un jeu avec les autres au jeu solitaire de l'imagination jusqu'aux désirs projetés sur un réel qui a cessé d'exister, deux séquences de pratiques ludiques mettront à jour les différents stades de régression traversés par Norma. Enfin, en confrontant le comportement de l'actrice à celui d'une enfant dans un extrait des Evadés d'André Téchiné, nous insisterons sur l'idée que Norma vit dans un monde uniquement régi par les images… et l'imaginaire.
[...] Ils sont attablés autour d'elle, Gillis est davantage en retrait, mais tout de même aux crochets de Norma. Il observe plus qu'il ne joue, trace un pont entre la connaissance du spectateur et son objet d'étude, Norma Desmond. On peut mesurer le soin qu'il prend à se tenir près d'elle et à simplement l'examiner en train de se concentrer et distribuer ses cartes. La voix off, davantage qu'un point de vue, est un contrepoint de vue qui, tout le long du film, décillera intérieurement les prévisions folles de Norma. [...]
[...] La petite fille au contraire se déplace dans un trajet très similaire à celui de Norma. Elle bondit sur le corps masculin endormi comme Norma écrase celui de Gillis. Ensuite, elle s'en écarte pour se prêter au jeu d'imitation. C'est ici qu'elle tire l'image à elle, telle Norma singeant Chaplin. En se pavanant de tout son long sur le matelas, la caméra épouse la silhouette de la gamine en plongée, ne quittant presque jamais la fillette qui fait ensuite le tour du lit en rêvant d'une histoire d'amour empruntée à l'univers du conte : en se rapprochant de Gaspard Ulliel, elle l'appelle son prince La petite fille fabule, et épuise les symboles qui se présentent à elle. [...]
[...] Elle n'est plus qu'image (Gilles Colpart, Billy Wilder, p. 63). L'Enfance et le monde des images du côté de Téchiné Afin de mieux valider l'hypothèse d'une Norma restée dans l'enfance (l'enfance du cinéma pourrons-nous dire), prisonnière d'un jeu d'imagination où elle modélise le réel selon ses volontés, examinons cette scène des Evadés d'André Téchiné. L'attitude d'une fillette à l'encontre d'un jeune homme interprété par Gaspard Ulliel, s'apparente à celle de Norma. La petite fille se glisse dans une chambre, réveille le jeune homme et se met à imiter la posture des morts qu'elle a vus sur la route. [...]
[...] Norma est plus que jamais enfermée dans ses images. Si le bridge faisait état d'un jeu collectif et réglé, d'une socialisation aboutie de la part de la comédienne, même avec des portraits autour d'elle, narcissisme affiché de la petite enfance, ici, il n'est plus question de partager sa solitude avec ses compères du muet, mais bien de déployer ses illusions solitaires dans un goût hypertrophié pour la symbolisation et l'imitation. Au lieu de faire un pas en avant, Norma en fait un en arrière. [...]
[...] Maintenant, c'est Norma qui le dirige et l'enferme dans ses rêves, le moule à sa personne. Le plan en profondeur de champ où Gillis et Stroheim, tels deux piliers mal en point, se dressent devant la table de bridge où Norma est encore visible contrairement à ses invités cachés par les chaises est assez éloquent. Les deux silhouettes masculines font barrage à toute entrave extérieure, Gillis murmure à Stroheim dite que je ne suis pas là et à Stroheim de répondre c'est ce que j'ai dit Gillis a bien cessé d'exister au profit des seules lubies de Norma, des vapeurs d'un rêve qu'elle répand autour d'elle, dans des restes de mégots, un feu de cheminée, ou les visages éthérés et jeunes que ses portraits enferment. [...]
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