Réalisé en 1977 par Dario Argento, Suspiria sort du thriller à l'italienne pour marquer la première incursion du réalisateur dans la veine fantastique. Suzy, une jeune Américaine, arrive à Fribourg pour suivre les cours d'une célèbre académie de danse. Mais l'Académie, théâtre d'une série de meurtres sanglants, est habitée par une sorcière surnommée la « Reine noire », dont le pouvoir maléfique est relayé par les professeurs. Commence alors une quête aux accents cauchemardesques pour trouver le chemin menant à l'antre de la sorcière. Dans ce climat de paranoïa ambiante, l'ésotérisme devient l'argument principal du film, les phénomènes de magie permettant d'établir, par la création de nouvelles formes, un rapport entre différents niveaux de réalité. Le récit absurde d'enquête peut d'ailleurs paraître prétexte à des tours de force esthétiques, la mise en scène visant moins à produire du sens que de pures sensations. Soulignant ses propres motifs, Suspiria possède une ligne de fuite oscillant indéfiniment entre gore racoleur et sophistication formelle, grotesque et sublime.
L'ésotérisme et le maniérisme de Suspiria peuvent évoquer l'œuvre de Lautréamont, qui revivifie pour une large part des imageries archaïques et primitives, une sauvagerie préhistorique se rapprochant de l'argument de la sorcellerie. Ce dernier est cependant une exception dans le cinéma d'Argento, dont les tueurs relèvent plutôt du giallo et d'une réflexion particulière sur le genre (en partie à rebours de Lautréamont). Ses figures meurtrières ne se confondent pas totalement avec la « modernité horrifique » de l'auteur des Chants de Maldoror. C'est pour cela que nous invoquerons, plus proche de nous et sur le mode postmoderne, le roman American Psycho de Bret Easton Ellis. Patrick Bateman, parfait yuppie de la société de consommation, se compose un masque de bienséance pour dissimuler ses pulsions d'agression. La forme du journal permet l'émergence d'un monologue intérieur particulièrement sadique. Ces liens permettront de cerner le carrefour très particulier que constitue Suspiria, entre démoniaque prémoderne et machinique postmoderne.
Il serait donc légitime de nous pencher sur ce paradoxe : à travers le thème du sadisme démoniaque, Argento n'opère-t-il pas la synthèse complexe de deux visions du tueur, conciliant archaïsme et sérialité? Comment le héros des Chants permet-il d'éclairer l'imaginaire archaïque d'Argento, agissant sur le mode du happening macabre? Le robot obsessionnel qu'incarne Bateman ne s‘inscrit-il pas dans la perspective des mains tueuses de Suspiria? Or, ne s'agit-il pas de creuser l'image, pour dépasser les apparences et ainsi ouvrir le corps, exposer son organicité au regard du spectateur?
[...] Suspiria, Dario Argento Réalisé en 1977 par Dario Argento, Suspiria sort du thriller à l'italienne pour marquer la première incursion du réalisateur dans la veine fantastique. Suzy, une jeune Américaine, arrive à Fribourg pour suivre les cours d'une célèbre académie de danse. Mais l'Académie, théâtre d'une série de meurtres sanglants, est habitée par une sorcière surnommée la Reine noire dont le pouvoir maléfique est relayé par les professeurs. Commence alors une quête aux accents cauchemardesques pour trouver le chemin menant à l'antre de la sorcière. [...]
[...] Bateman possède un corps, mais celui-ci est d'une autre nature que le corps sanglant et visqueux des victimes. Il est caractérisé par la dureté et la froideur : Mon ventre est aussi ferme que possible, ma poitrine est d'acier, mes pectoraux de granit, mes yeux d'un blanc de glace. Mon casier de vestiaire contient trois vagins récemment découpés sur le corps de différentes femmes attaquées la semaine dernière L'idéal du corps unitaire inatteignable contre le corps dispersé, fragmenté, car il s'agit de créer de l'informe là où la forme parfaite est de mise. [...]
[...] Nous retrouvons ces composantes dans des scènes dont le sens est rendu trouble par les variations lumineuses et le traitement des objets. Après une séance d'entraînement, Suzy croise un enfant au physique androgyne et une femme aux traits masculins, astiquant un objet pointu. La ballerine s'avance et la femme incline l'objet dont la surface brillante renvoie soudainement une lumière aveuglante. Sa contondance a modifié l'espace et affecté la perception du personnage. S'agissait-il d'un phénomène lumineux sans incidence ou d'un signe capital? Suzy vient-elle d'être victime d'un sort maléfique ou d'une simple hallucination? Sommes- nous désormais à l'intérieur ou hors du cauchemar? [...]
[...] La raillerie et le sarcasme introduisent bien dans l'ordre sensé du langage une discordance déroutante : Lautréamont et Argento se situent en permanence entre la conquête et le fiasco. Dans les derniers chants se multiplient les sarcasmes à l'égard de tels effets de style (IV-7 notamment), à la limite de la bouffonnerie tant il y a surcharge de références : tout peut être forme fixe et il s'agit bel et bien de crétiniser le lecteur. Lautréamont se montre très habile à faire revivre souvenirs de lecture et fantasmes, à transgresser les usages de la langue. [...]
[...] Au contraire, Ellis ménage un temps d'attente avant la torture, temps qui parait d'autant plus long que nous savons la victime perdue d'avance, prise au filet des obsessions de Bateman. Dans Suspiria comme dans American Psycho, nous sommes en attente d'une action fulgurante. Les yeux de chouette qui apparaissent ensuite soudainement sont un des multiples avatars de la sorcière, faisant partie de son bestiaire Cela pourrait rappeler le meurtre de l'enfant au zoo d'American Pycho, où le regard de l'animal est doté d'une puissance quasi magique : La chouette blanche a exactement les mêmes yeux que moi, surtout quand elle les écarquille. [...]
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