« Il rivalise presque avec celui d'Abraham Lincoln en tant qu'archétype américain : hiératique, fier, presque sublime ; inoubliable », écrivait James Agee pour décrire le visage de Buster Keaton. Description digne de celle d'un héros antique ; et est-ce vraiment la première image qui nous vient à l'esprit en voyant ce petit homme frêle ridiculement attaché à une vache dans Go West, ou poursuivi par des hordes de fiancées dans Seven Chances ? La réponse est définitivement négative : la silhouette de Keaton est même plutôt comique, et si on ne l'associe pas à un héros, c'est que celui-ci est par essence tragique ; ceux qu'on nomme « héros comiques » ne revêtent souvent ce titre que par leurs qualités de protagonistes, or c'est à l'héroïsme lui-même que nous nous intéressons ici. Le personnage burlesque ne mérite cet adjectif que parce qu'il n'est précisément pas un héros : le héros n'est en soi pas comique, il a donc fallu inventer un personnage qui le soit à sa place, et le cinéma, pour faire rire, choisit dès ses débuts la figure de l'anti-héros. Celui-ci peut s'opposer de différentes manières au héros conventionnel.
Le personnage héroïque, à qui l'imaginaire collectif associe la beauté, le courage et la force physique, n'a rien de burlesque ; mais on peut en revanche se demander dans quelle mesure le personnage burlesque peut être héroïque.
[...] Car ce qui fait rire, ce n'est pas seulement le caractère tout sauf héroïque du personnage burlesque, c'est aussi son aptitude à récolter tous les malheurs du monde, et à être la cible privilégiée du destin : il n'y a que Charlot pour, fraîchement policier, être muté à la rue coupe-jarrets (Charlot policeman), il n'y a que Malec pour perdre sa ceinture le jour de son mariage (Neighbors), il n'y a que Hulot pour se retrouver avec la porte des Arpel sur les bras alors qu'il essayait de l'ouvrir le plus discrètement possible (Mon oncle). Cependant, le hasard a un rôle double auprès de l'anti-héros burlesque. [...]
[...] Le personnage burlesque est celui qui rend drôle : chez Chaplin, c'est Charlot. Chez Keaton, c'est Malec. Et chez Tati, c'est nous. Ainsi, l'acte héroïque du personnage burlesque (terrasser une brute épaisse dans Charlot Policeman, échapper à une dizaine de tueurs contrariés dans The High Sign, s'enfuir d'une maison remplie de malfrats dans Sherlock Junior), au lieu d'aller en ligne droite de la volonté vers sa réalisation, passe, au cours de l'accomplissement de l'acte, par des détours incongrus et forcément burlesques (respectivement, en imaginant la double fonction d'un lampadaire endommagé (imagination), en se sauvant au moyen de trappes et de cachettes diverses (ruses), et enfin en se plaçant exactement en face de la fenêtre par laquelle on pourra se jeter (esprit de géométrie)). [...]
[...] Points Francis Bordat, Sur quelques caractères du gag chaplinien, in Humour et Cinéma Jean-Philippe Tessé, Le Burlesque, coll. Les petits Cahiers Francis Bordat, Sur quelques caractères du gag chaplinien, in Humour et Cinéma Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, La condition première de l'action, c'est la liberté, in Avoir, Faire et Être Petr Kràl, Le mythe et le rituel dans le burlesque de cinéma, in Humour et cinéma Ibid. [...]
[...] Détour ici illustré géographiquement, et même géométriquement dans le passage, pas si différent, du Cirque dans lequel Charlot envoie des victuailles, dont une tarte à la crème, à la jeune trapéziste, juchée sur son trapèze ; elle ne rattrape pas bien la tarte, qui tombe sur la tête de son père, situé juste en dessous d'elle : et si le hasard ne réalise ici pas le projet immédiat de Charlot (réussir à envoyer des provisions à la jeune fille), il accomplit son désir inconscient (lancer une tarte à la crème à la figure du directeur), comme un reste de son passé de personnage de slapstick (courts métrages des années vingt). Le personnage burlesque inclut le hasard entre projet et réalisation, mais il y inclut aussi l'esprit, substitut de la force physique du héros traditionnel. [...]
[...] Lors des courses-poursuites de Charlot et d'un grand frère mécontent dans The Kid, Charlot, suivi de près par son ennemi, utilise toutes les ruses possibles qui permettraient sa fuite en lui laissant quelques secondes d'avance : se baisser (la brute l'enjambe automatiquement), faire un pas de côté (la brute continue sa trajectoire) La ruse sert à esquiver, comme aussi dans le remarquable match de boxe des Lumières de la ville, où Charlot suit constamment l'arbitre pour empêcher son adversaire de le frapper. Du match de boxe de City Lights, on pourrait rapprocher le match de Charlot boxeur (The Champion), un court métrage de 1915 : Charlot met un fer à cheval dans son gant pour terrasser la brute qui lui est donnée comme combattant. Plus que de la ruse, c'est de l'imagination, pourrait-on dire. [...]
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