Dans La politique de l'acteur, Luc Moullet rapproche le jeu de Cary Grant dans An Affair to Remember de celui qu'il déploie dans Notorious d'Hitchcock : « L'ambiguïté est toujours soulignée par un jeu en demi-teinte durant les scènes cruciales ». Il semble en effet plus ardu à analyser que le jeu ouvertement burlesque du précédent film de Leo McCarey, The Awful Truth.
Nous tenterons de mettre en lumière les contrastes du jeu de Cary Grant au sein de ce film. Nous comparerons donc quatre séquences où l'acteur met à profit différents registres, participant de la finesse du jeu : d'un côté, la séquence du dîner à bord du paquebot et celle de l'accostage à New York, jouant sur le comique de geste et de situation ; d'un autre côté, la visite à Janou et la séquence finale, qui utilisent un ton plus pathétique, entre abstraction et émotion.
[...] Le jeu de regards entre les trois membres de l'équation est primordial : ce sont les changements de direction du regard de Grant qui nous informent sur ses pensées. Et ces changements suivent une rhétorique, un ballet précis qui nous permettent d'apprécier sa parfaite maîtrise des traits du visage. Son regard et ses mouvements de tête deviennent une interrogation muette que nous comprenons fort bien. A chaque nouveau plan rapproché sur son visage, Grant ajoute un infime changement qui rend sensible la progression de la scène : dans le premier plan, il regarde Terry (arrêt sur image), dans le second, il aperçoit l'homme sur le quai (fronce les sourcils et recule), dans le troisième, il interroge Terry (penche la tête vers l'homme en écarquillant un peu les yeux), dans le quatrième, il comprend qu'il s'agit de son ami (idem que dans le cinquième, il juge (légère torsion de la bouche), dans le sixième plan, il fait part de son avis (hoche la tête de côté, manière de dire : ça va, pas mal et dans le septième, il témoigne de son agacement devant le baiser qu'elle lui envoie (soupir et petit haussement d'épaules). [...]
[...] Puis, ses bras s'agitent sans raison, ce qui semble un peu absurde. Son expression redevient impassible, il adopte le rôle d'un enquêteur mais sa voix met des accents toniques très marqués pour appuyer les angoisses endurées durant l'attente. Son extrême mobilité, une sorte de frénésie savamment contenue, offre un contrepoint à l'immobilité d'une Terry encerclée : jeu à la verticale de Grant face à l'horizontalité de Deborah Kerr (position allongée renforcée par le canapé). Ce n'est plus la symétrie qui est en jeu. [...]
[...] Il écoute attentivement Terry. Puis, il fait deux longues pauses : lorsqu'il tourne la tête de biais vers elle et qu'il va s'appuyer sur le dos du canapé. Son jeu redevient de nouveau plus abstrait : Grant adopte des mimiques successives (sourcils froncés, il baisse la tête, et quand il la relève, un sourire s'est affiché). Il reprend une immobilité totale lorsqu'il est appuyé contre le piano, le corps à l'oblique par rapport au port droit de sa tête. Ce corps oblique actualise la dualité de Nicolas tout en préparant l'image finale où il rejoindra Terry : Il franchit enfin la frontière du canapé pour lui offrir son cadeau de Noël, enfreignant l'espace du secret. [...]
[...] Il ne sait pas encore sur quel pied danser. Alors que la voix de Deborah Kerr exprime, par des tremblements et de multiples hésitations, sa surprise puis son trouble, celle de Grant reste relativement monocorde, presque coupante. Il prononce de courtes phrases sans perdre son flegme, contredisant ainsi les canons dramatiques hollywoodiens. C'est le corps qui rend sensible ce que la parole ne peut exprimer : curiosité, frustration, angoisse. Dans la première partie du film, le couple n'avait pas besoin de mots pour se comprendre, d'où la multiplicité des scènes muettes ; ici, les mots anodins servent à parler d'autre chose. [...]
[...] Grant lui adresse plusieurs regards successifs tout en se rapprochant de la porte, puis il ferme longuement les yeux : c'est à cet instant précis qu'il comprend tout, ses yeux clos concrétisant sa prise de conscience. Il les ferme à nouveau avant de revenir au salon. Cet enchaînement lent est très découpé : Lorsqu'il se penche sur Terry, il adopte son horizontalité en se plaçant à son niveau : les deux amants se rejoignent enfin et se comprennent. Il a alors le même regard embué que dans le plan où il était assis sur le fauteuil, le regard où perce l'émotion d'un jeu plus naturaliste. [...]
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