Sur le patron d'une même intrigue, Renoir et Lang ont offert, avec La Chienne et son remake La rue rouge, deux films dont l'étude comparée se révèle fructueuse et précieuse pour nombre de raisons : elle permet d'abord de distinguer, sur une trame similaire à quelques incartades près, deux regards de cinéastes, deux sensibilités, deux « styles », ainsi que des convergences et des divergences symptomatiques et révélatrices. Ces écarts mettent souvent en évidence les obsessions personnelles de chaque réalisateur, ou la différence de contexte qui permet certaines choses et en interdit d'autres (dans les deux sens). La part de réécriture, de transposition et de réappropriation qui sépare les deux films empêche définitivement de considérer le second comme un simple décalque hollywoodien du premier
[...] Il y a à l'œuvre chez Lang une forme d'« ironie tragique d'humour noir, contrairement à celui de Renoir qui se rapproche davantage d'un comique de situation, mais qui est rarement souligné Ces approches différentes procèdent d'une vision de la vie et de leur travail –différente. Lang est un cinéaste qui s'intéresse aux tourments intérieurs de son personnage, à la culpabilité. Toute l'importance qu'il accorde aux suites du meurtre sont, à ce titre, particulièrement significatives. Aucun équivalent, chez Renoir, à la scène grandiose des remords dans la chambre d'hôtel : au contraire, Maurice Legrand, contrairement à Christopher Cross, semble supporter le poids de son acte sans trop de peine. [...]
[...] Cependant, ce regard extérieur qui s'invite dans le quotidien n'est pas forcément d'une désinvolture innocente. La scène où Legrand découvre le pot aux roses, en partie filmée comme si elle était observée par les voisins, laisse entendre que les personnages sont épiés, toujours soumis à instance de jugement, à un œil extérieur : si l'on souffre d'être ridiculisé, c'est en partie parce qu'on sait qu'on l'est aux yeux de tous (dans cette visée, la libération ne peut venir que d'une rupture totale avec cette société de paraître Ces choix de cadrages, Lang en a conservé quelques-uns (des personnages filmés au balcon par exemple), mais son film prend une direction tout à fait différente, en s'orientant moins dans l'optique mi- tragique, mi-burlesque, de Renoir, que dans celle d'une tragédie urbaine, mélodrame social qui n'hésite pas à invoquer des figures du film noir (la femme fatale). [...]
[...] Ainsi, au début du film, l'introduction du personnage d'un ami que le héros reconduit permet une conversation au cours de laquelle Cross s'épanchera à propos de ses aspirations quand j'étais jeune je voulais devenir peintre j'aimerais savoir ce que cela fait que d'être aimé Chez Renoir, pas ou peu d'étalement, tout se condense, se déduit, s'affirme en acte : on voit que Legrand est peintre aux toiles qui encombrent sa chambre, son besoin d'amour s'exprime dans son attitude prévenante pour Lucienne Ces deux traitements sont significatifs de deux approches différentes : l'approche langienne, plus perverse, où l'individu est écrasé par les conventions sociales, par l'image qu'il renvoie aux autres, dont il est à jamais prisonnier : en plus des conséquences de vos actes, vous devez supporter le poids du regard extérieur qui n'a de cesse de vous juger. L'approche est plus optimiste chez Renoir où Legrand, qui a toujours été raillé, moqué, doit faire tout un trajet pour parvenir enfin à se soustraire au regard des autres, à leurs mensonges. L'humour est également symptomatique de l'approche choisie : chez Renoir, ce sont plutôt les personnages, leurs prétentions parfois risibles, qui font naître le comique. [...]
[...] Il couche avec Lucienne, là où la relation entre Kitty et Cross demeurera purement platonique (Cross avoue n'avoir jamais vu de femme nue il est encore tout pénétré de visions naïves de l'amour . Comme ses tableaux le confirment, Cross est incapable de perspectives. Il ne voit pas au-delà des apparences, sous la surface des choses. Il n'est pas un ingénu total, il arrive parfois même à distinguer le mal là où les autres ne le voient pas - la vraie nature de Johnny mais ses rêves personnels l'aveuglent quant aux mensonges de Kitty. [...]
[...] Ce double jeu, annoncé par sa vocation de comédienne, permet à Lang une savoureuse interversion des rôles. Il s'agit de l'une des meilleures trouvailles du remake au sens où ce qui était esquissé chez Renoir (Lucienne prétendait avoir peint les tableaux) est ici exploité à loisir, avec toutes les possibilités dramaturgiques que cela implique. Se faisant passer pour l'auteur des tableaux, Kitty trouve enfin la gloire à laquelle elle aspirait tant, ainsi que l'occasion de faire ses premiers pas d'actrice, face au critique, quand elle reprend les propos de Cross et les assaisonne à sa façon, les enrobant d'un ton pénétré et pénétrant. [...]
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