Alejandro Amenabar, auteur et réalisateur d'origine chilienne, s'est penché dès le début de sa carrière sur le domaine très large des films d'horreur. Ses trois premiers longs métrages remportent de certains succès, Tesis en 1995 ouvrant le festival de Berlin, et Ouvre les yeux en 1997 lui donnant accès à Hollywood et à ses fonds de production. Cela explique que Les Autres ait été tourné en anglais, avec des acteurs anglophones dont Nicole Kidman, et que le projet ait été financé notamment par la compagnie de production de Tom Cruise. Mais, si la provenance des fonds lui a permis d'envisager la célèbre actrice pour le premier rôle, elle ne l'a pas castré dans son originalité créatrice.
Les Autres appartient au registre du film fantastique si l'on en croit la définition faite par René Prédal: « (…) est fantastique tout ce qui dérange et souvent inquiète, tout ce qui se réfère au rêve plutôt qu'à la réalité, tout ce qui se défie de l'expérience, du raisonnement et de la logique, tout ce qui sort des sentiers battus, […], tout ce qui ne cherche pas à rassurer, à démontrer ». En effet, Les Autres est un huis-clos étrange dans une bâtisse isolée de l'Angleterre des années 1945, constamment plongée dans l'obscurité à cause de la « maladie des enfants lune » (dénomination contemporaine non-citée dans le film) qui empêche Anne et Nicolas, les deux enfants de Grace, de s'exposer à la lumière. Grace dirige seule le manoir, son mari s'étant engagé volontairement dans les armées alliées, et étant porté disparu depuis. L'histoire débute lorsque trois domestiques se présentent à la porte de la demeure en quête de travail. Or, les derniers sont partis il y a quelques jours sans laisser d'explication, et Grace avait l'intention de diffuser une petite annonce, car elle ne peut assumer seule le travail que représentent l'éducation de deux enfants et l'entretien du bâtiment. C'est donc une période de crise qui semble ainsi trouver un dénouement. Mais leur arrivée s'organise parallèlement avec celle d'intrus inquiétants qui viennent troubler l'organisation de la vie dans la maison, et dont l'identité, révélée à la fin du film, sera en réalité le prétexte d'une autre révélation concernant Grace et ses enfants.
[...] Jean-Louis Leutrat conclut cette réflexion de Clément Rosset en disant : Le fantôme est le double opposé et complémentaire du corps Cette notion de complémentarité est présente dans l'œuvre d'Amenabar. En admettant a posteriori que les personnages en présence jusqu'au dénouement sont tous des fantômes, on doit aussi se représenter que la corporéité de ces mêmes personnages est créée par la mécanique filmique, qui est à l'origine l'art de montrer. Or, comment montrer ce que l'on ne peut voir ? Le cinéaste répond à cette énigme en créant une intrigue qui ne laisse pas deviner la non-existence de ses personnages. [...]
[...] Sa réaction face aux perturbations de l'ordre établi citées plus haut devient alors le témoignage de sa paranoïa10. Gérard Tixier11 explique le déclenchement d'un délire paranoïaque comme une contre-attaque dûment ciblée déclarée par un caractère particulier pétri de psychorigidité face à un incident qui peut être anodin, définition qui s'applique tout à fait au contexte diégétique des Autres. La réaction de Grace prend racine dans le doute qui plane autour du moyen d'arrivée au manoir des domestiques l'annonce n'a jamais été passée dans le journal et dans le mystère qui entoure le mutisme de Lydia, que personne ne veut lever, mais également dans ses croyances religieuses qui lui font nier absolument l'existence des fantômes, et s'accrocher à des préceptes fermes concernant le rationnel et l'irrationnel l'existence du paradis et des limbes faisant partie du rationnel enseigné à Anne et Nicolas. [...]
[...] Comment, dès lors, peut-on donc montrer le visible, c'est-à-dire le corps qui demeure et meurt ? A travers la photographie, qui d'après Roland Barthes5 est une source d'authenticité, donc de réalité : Ce que l'on voit sur le papier est aussi sûr que ce que l'on touche L'image dans l'image est ici le messager d'une réalité d'autant plus qu'elle intervient à travers l'anecdote historique avérée de l'album des morts ; l'image, elle, est donc porteuse d'une supercherie fictionnelle doublée d'une solution pratique. [...]
[...] La figure du fantôme hante l'imaginaire collectif depuis de nombreux siècles et a constitué le motif d'œuvres littéraires variées. Elle répond à la problématique de la vie après la mort en donnant néanmoins un profil négatif et indésirable à cette forme d'existence éternelle ; il en existe plusieurs versions : parfois ces êtres subsistent dans un monde que l'on situe entre deux autres, celui des morts et celui des vivants. Mais Clément Rosset[3] propose une autre explication qui légitimerait le fantôme, en disant que le cadavre n'est pas la somme de mon corps, mais sa “dépouille” que l'être vivant est son corps plus un complément additionnel non nommé qui ne peut disparaître au moment de la mort selon les lois universelles de la chimie, et que ce qui constitue le fantôme est donc ce qui s' évapore au moment de la mort. [...]
[...] Mais Amenabar n'oppose pas les deux mondes, et cherche au contraire une solution de transversalité, en passant par l'idée qu'il est possible de cohabiter avec l'inconnu si on accepte sa réalité. Le personnage d'Anne en est l'expression la plus évidente. S'éloignant des peurs enfantines, elle accepte les indices de la présence d'autres habitants et éveille donc son esprit, ce qui lui permet d'établir un mode de communication : c'est la seule à voir Victor, son alter-ego vivant, et c'est la plus réceptive à ce que l'on explique a posteriori comme les tentatives d'entrée en communication de la femme aveugle. [...]
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