La conversation analysée dans ce travail est extraite de l'émission télévisée « Champs Elysées », filmée en public et diffusée en direct le 5 avril 1986. Elle met en présence le chanteur français Serge Gainsbourg, la chanteuse américaine Whitney Houston et le présentateur Michel Drucker. Il s'agit d'une émission dite « de variété », c'est-à-dire qui vise principalement à l'amusement et à la distraction d'un large public, notamment par une tonalité (au sens de la key d'Hymes) légère et par la présence d'invités à forte notoriété. L'extrait dure deux minutes.
La nature spectaculaire d'une émission télévisée en modifie les interactions. Elle les modifie même de telle manière que la question se pose à l'analyste de la pertinence de son choix. Comment situer en effet les échanges qui ont lieu sur le plateau, sur une échelle qui s'étendrait de l'interaction spontanée et en cela réellement conversationnelle à l'échange arrangé et convenu, en d'autres termes le dialogue ? Sans doute n'est-il pas possible d'établir pour l'ensemble des émissions télévisées une règle qui fasse foi, et la nature proprement conversationnelle des échanges au sein d'une de ces émissions doit-elle être évaluée au cas par cas.
En ce qui concerne notre corpus, nous pensons pouvoir affirmer qu'il est valide d'abord parce qu'il s'agit d'une émission en direct et qu'ainsi, outre des interventions relativement mineures telles que l'angle de caméra ou le choix du cadre, il est peu probable qu'une part trop importante des échanges soit volontairement modifiée avant d'être soumise au spectateur (et particulièrement que des séquences de l'interaction soient soustraites à celui-ci). « Champs Elysées » appartient donc au mode authentifiant hybride qu'est la variété parce qu'il est en direct (c'est pour Jost une caractéristique déterminante) et parce que l'information est présentée comme réelle au sens où elle donne l'impression « d'être témoin du monde » et d'exprimer « une vérité profonde des êtres ou des individus » . Ensuite et surtout, notre corpus est praticable dans le cadre d'une analyse conversationnelle parce qu'il contient un outrage, soit une infraction à l'arrangement spectaculaire qui aurait pu réduire à un dialogue un échange trop planifié. C'est précisément cette infraction ainsi que les rôles et les stratégies qu'elle révèle qui constituera notre sujet. C'est pour cette raison que nous n'aborderons l'alternance codique présente dans l'extrait que dans le cas où elle aura rapport avec la gestion de l'offense. Après avoir analysé les différentes phases de l'échange, nous examinerons la situation en essayant de mettre en lumière ce que la condition de spectacle modifie éventuellement dans le déroulement de l'interaction.
[...] Il y aurait ainsi, dans le cadre d'un spectacle au sens courant du terme, deux degrés distancés de l'acteur goffmanien : le premier proprement interactionnel et destiné au locuteur direct, et le second, spectaculaire, dispensé au public sur un mode télégraphique par le prolongement du trope. Table des matières I. Corpus et angle d'analyse II. Transcription III. Un schéma emblématique 1. Les salutations 2. Le compliment 3. L'offense IV. Les incidences du spectacle sur l'interaction 1. Nature de la contrainte spectaculaire 2. [...]
[...] Le propos semble avoir deux versants : Gainsbourg n'est pas responsable car sa conscience est altérée. Cette irresponsabilité le rend risible, rions donc de lui au lieu de nous fâcher. Gainsbourg cependant ne participe pas explicitement à établir cette version des faits : I'm not drunk ! crie-t-il soudain. Pourtant, le propos et la prosodie de cette phrase son contradictoires, et le demi-sourire de Gainsbourg laisse penser à une certaine distance du locuteur par rapport à ce hiatus entre forme et fond. Il faudra nous en souvenir plus tard. [...]
[...] Gainsbourg qui joue de moins en moins le jeu de l'équipe de représentation[2] rompt soudain la tonalité de l'interaction en s'écriant Naaan ! La rupture est d'abord prosodique, car le ton peu conciliant n'est pas approprié à la conversation. Elle est sémantique ensuite, par l'opposition mise en évidence et qui n'essaie pas, comme il se devrait, de minimiser la supposée erreur d'interprétation de Drucker. La suite de l'intervention, quant à elle, offre un problème d'une nature différente : il ne s'agit plus d'agressivité déplacée du comportement mais de perte du sens. [...]
[...] Gainsbourg embrasse la main d'Houston et on voit qu'elle lui sourit toujours. Drucker : Non, non. Il a dit ça mais ça lui arrive de temps en temps, voyez. (Rire du public) Je peux pas vous traduire ce qu'il a dit. Il a dit "J'aimerais bien vous offrir des fleurs". Gainsbourg : Pas du tout j'ai dis "j'aimerais bien la baiser". Drucker a essayé de lui couper la parole : Drucker : Non, tu . Mais il ne réussit pas à l'empêcher de donner la traduction de son intervention. [...]
[...] qu'elle s'exclame en arrondissant la bouche et les yeux constitue une demande implicite de réparation selon Goffman, une sommation) ; de même que ses questions suivantes What ? et What did he say ? sont une possibilité laissée laissé à l'offenseur de corriger son propose et, au- delà, un rappel de ses obligations à cet égard. Le rôle de l'hôte, responsable par contingence d'un outrage majeur, est, comme nous l'avons dit, particulièrement inconfortable. La réaction de Drucker est tout à fait remarquable, puisqu'il va s'attacher, bien avant de demander à Gainsbourg des excuses au nom d'Houston, à redéfinir la situation de façon à la rendre la moins offensante possible. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture