Alors que paraît Bonjour tristesse en 1954, la France connaît une crise que l'on peut qualifier de situation hybride. En effet, l'après-guerre semble être déchirée en différents courants. Une vision caricaturale nous permettrait de les diviser en deux : l'un conservateur, dominé par une bourgeoisie crispée sur des valeurs conservatrices et un deuxième, qui appelle de ses vœux une rénovation en profondeur de la société française. Ce clivage se répercute (ou s'initie) aux sommets même de la société et notamment dans les parutions de l'époque.
Soulignons ainsi le scandale si révélateur qu'est, en 1949, cinq ans avant Bonjour tristesse, la sortie du livre de Simone de Beauvoir le Deuxième sexe. Quel cataclysme ! Chacun prend alors position. C'est que Simone de Beauvoir met sérieusement à mal quelques-uns des consensus sacrés de son temps. Depuis les années 1930, une politique familiale et maternaliste d'une ampleur jamais égalée se construit patiemment en France. Les allocations familiales, l'allocation de salaire unique, les prêts au mariage, le quotient familial et une myriade d'autres mesures tentent de redresser une natalité durablement effondrée. Le baby-boom, exceptionnellement vigoureux, n'apaise pas toutes les craintes et renforce encore l'idéal de la mère au foyer, éducatrice-née d'une famille qu'on espère nombreuse. De la gauche communiste jusqu'à la droite, le natalisme règne en maître sans contestation aucune. Et voilà que Simone de Beauvoir met en miettes toute cette belle mythologie de la maternité. Elle commence son chapitre « La mère » par un plaidoyer de quinze pages en faveur de l'avortement libre, elle dénie toute existence à l'instinct maternel et finit par dévaloriser brutalement la fonction maternelle qui, selon elle, aliène les femmes. Les chapitres sur « L'initiation sexuelle » et « La lesbienne » attirent tout autant les foudres d'une société puritaine qui n'avait pas encore envisagé l'éducation sexuelle. Si on évoque ici ce livre-tournant c'est que la place de la femme dans la littérature et dans la société tient un rôle clé dans l'analyse que font les critiques, d'ailleurs ici tous des hommes, de Bonjour tristesse.
De même, comment évoquer Simone de Beauvoir sans souligner le magistère moral qu'exerce alors son compagnon, Jean-Paul Sartre sur la société des années 1950. En effet, après la libération, Sartre, agrégé de philosophie, connaît un succès et une notoriété inimaginable. Il va, pendant plus d'une dizaine d'années, régner sur les lettres françaises. Prônant l'engagement comme une fin en soi, la diffusion de ses idées se fait notamment au travers de la revue qu'il a fondé en 1945, Les Temps modernes. Sartre y partage sa plume avec, entre autres personnalités, Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty ou Raymond Aron. Il y affirme d'abord une morale de la responsabilité de l'écrivain, qui se doit d'être engagé. Tout le beau monde se veut maintenant être existentialiste, vivre existentialiste. Saint Germain des Prés, lieu où habite Sartre, devient le quartier de l'existentialisme, en même temps qu'un haut lieu de vie culturelle et nocturne: on y fait la fête de façon existentielle, dans des caves enfumées, en écoutant du jazz, ou encore en allant au café-théâtre. Phénomène rare dans l'histoire de la pensée française, une pensée philosophique technique et austère trouve pourtant, dans un très large public, un écho inhabituel. On peut expliquer cela par deux facteurs: tout d'abord l'œuvre de Sartre est multiforme et permet à chacun de trouver son niveau de lecture, ensuite l'existentialisme, qui clame la liberté totale, ainsi que la responsabilité des actes de l'homme devant les autres et devant soi-même, se prête parfaitement à ce climat étrange d'après-guerre où se mêlent fête et mémoire des atrocités. L'existentialisme devient donc une véritable mode, plus ou moins fidèle aux idées sartriennes, dont l'auteur semble un peu dépassé. Pourquoi souligner ici l'influence de Jean-Paul Sartre sur la société des années 1950 ? Il s'agit en fait par là d'illustrer l'atmosphère hybride de ces années dont on trouve des réminiscences dans nos articles. Celles-ci s'incarnent notamment par l'opposition à l'existentialisme sartrien.
Politiquement, l'arrière-plan de la sortie de Bonjour tristesse se caractérise par les problèmes croissants que connaît la IVe République. Celle-ci est en effet minée par l'instabilité ministérielle conséquence de la constitution de 1946 qui accorde un très grand poids au pouvoir législatif. La France est donc déchirée en de multiples courants politiques contraires comme le communisme, le gaullisme, le poujadisme… L'année 1954 est à ce titre révélatrice puisque le 30 août, le projet de CED (Communauté européenne de défense) est refusée par l'Assemblée nationale, au terme d'un long débat. La vie politique, à l'image de la vie sociale et culturelle, connaît de profonds déchirements tiraillés entre parlementarisme et appels pour la constitution d'une Ve République. Mais bientôt, c'est la France entière qui souffre, soulignant à nouveau les faillites de la IVe République. En effet, le 7 mai 1954, la bataille de Diên Biên Phu scelle la défaite et la capitulation française face à son ancienne colonie indochinoise. Le traumatisme est immense et divise un peu plus le pays.
Quant à la presse des années 1950, elle se caractérise par une certaine stagnation de ses ventes, explicable pour partie par la crise de confiance qui l'oppose à ses lecteurs, traumatisés par son attitude durant les années noires de la collaboration. Après l'extraordinaire « moment Libération », la grande presse quotidienne est décimée par une importante grève des ouvriers du livre en 1947 et ne reste à paris qu'un nombre réduit de parutions dont le Monde ou le Figaro. Le Figaro fut fondée en 1826. Suspendu deux ans sous Vichy, il devient en 1944 un grand journal d'information avec des journalistes et des écrivains de talent comme François Mauriac (1855-1970) ou André Billy (1882-1971). Dans les années 1950, il tire à environ 500000 exemplaires, l'un des plus forts tirages des journaux du matin. Le Figaro littéraire, fondé en 1946, constitue une de ses émanations. Cet hebdomadaire et le quotidien éponyme présentent, dans le cadre de notre analyse, un double intérêt. En effet, indépendantes l'une de l'autre, ces deux publications nous donnent une idée de ce qu'est la culture de droite des années 1950. De plus, l'audience qu'elles connaissent en souligne l'impact sociétal et, par là même, la légitimité du point de vue qu'elles développent. Le Monde, quant à lui, est né au lendemain de la Libération pour remplacer le Temps, compromis sous l'occupation. Il se caractérise par son indépendance et ses journalistes prestigieux comme Emile Henriot de l'Académie française. Nous nous intéresserons aussi dans notre analyse à des articles tirés de la Croix, quotidien fondé en 1880. Catholique, comme en témoigne le Christ en croix qui orne alors sa une, la Croix s'ouvre peu à peu aux questions sociales et devient un véritable quotidien d'information.
Mais les années 1950 sont également symptomatiques pour la presse d'une montée en puissance de grands hebdomadaires. Ainsi, Paris Match est créé en 1949 par l'industriel Jean Prouvost. Il tire son origine d'un titre plus ancien, Match, un hebdomadaire sportif repris en 1938 par Jean Prouvost, qui l'avait transformé en magazine d'actualités l'année suivante. Match cesse de paraître durant la Seconde Guerre mondiale. Il renaît en 1949 sous le titre Paris Match. La formule du nouveau magazine s'inspire de celle de la revue américaine Life : un magazine d'information sur l'actualité, avec des grands reportages et beaucoup de photographies exclusives. Le titre connaît un grand succès jusqu'à la fin des années 1950. De la même façon, le magazine Elle, hebdomadaire féminin fondé en 1945 par Hélène Lazareff et Marcelle Auclair, connaît lui aussi un grand succès. De même, en 1953 est crée l'Express sous l'impulsion de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il poursuit la tradition du journalisme de gauche qui conçoit la presse comme un instrument d'éducation. Il prend ainsi partie pour la modernisation des structures sociales françaises. D'une certaine façon, les Temps modernes, revue fondée en 1945 sous la direction de Jean-Paul Sartre est également un journal d'opinion. En effet, ce mensuel donne corps à l'idée existentialiste de la responsabilité de l'écrivain et de l'homme en général. Plus largement, les revues strictement littéraires pullulent dans les années 1950, témoignant entre autres, de la part primordiale de l'écrit à une époque où la télévision n'est pas encore un média de masse. Citons à titre d'exemple la N.R.F., magazine littéraire fondé en 1909 sous le patronage d'André Gide. En 1911, Gaston Gallimard devient l'éditeur de la revue qui deviendra dès lors le fleuron de la maison d'édition Gallimard. Elle devient la revue littéraire de référence et, après avoir été interdite à la Libération pour collaboration, elle reparaît sous le titre de la nouvelle N.R.F.
Le caractère multiforme de ces journaux s'exprime aussi à travers les auteurs des articles étudiés. Majoritairement des hommes mûrs, ils se séparent anarchiquement en deux catégories, ceux nés à la fin du XIXe siècle, comme Mauriac, Billy ou Henriot, et ceux nés dans l'entre-deux-guerres, comme Déon, Estang ou Lesort. Un clivage plus pertinent les scinderait toutefois en deux groupes avec d'un côté les plus traditionnels, partisans d'une morale spiritualisante plutôt de droite, comme Mauriac ou Billy, tous deux très marqués par leur éducation religieuse, ou encore comme Henriot, dont le père était journaliste au Charivari. D'autres intellectuels comme Estang ou Lesort incarnent la seconde génération de ce mouvement dont il est à souligner que chacune de ses figures, en sus du journalisme, est aussi écrivain. D'un autre côté, on assiste à la constitution d'une nouvelle vague de journalistes littéraires, ancrée plus à gauche ou, tout au moins, marquée de façon moins profonde par la morale religieuse. Les figures de l'Express, anonymes dans nos articles ou Michel Déon de Paris-Match, en sont l'incarnation.
Ce rapide tableau de la presse des années 1950 est un préalable à l'étude de ses réactions à la sortie, en 1954, de Bonjour tristesse. Françoise Sagan nous y raconte l'été de Cécile, jeune fille de dix-sept ans, sur la Côte d'Azur. Elle y est en vacances en compagnie de son père veuf, Raymond, et de la compagne de celui-ci, Elsa. Tout ce petit monde vit en bonne entente une vie de bourgeoisie libérée jusqu'à l'arrivée de Anne, ancienne amie de la défunte mère de famille. Raymond, l'homme aux multiples aventures, s'éprend sincèrement de Anne et la jeune Cécile, s'inquiétant des nouvelles règles que celle-ci veut lui imposer, monte, avec la complicité d'Elsa, éconduite, et d'un premier amant, un petit complot visant à séparer Anne et son père. Celui-ci réussit au-delà de toute mesure. En effet, Anne, se croyant trompée par Raymond, quitte la maison de vacances et meurt dans un accident de voiture, laissant Cécile à nouveau seule avec son père. Jamais ces deux derniers ne sauront vraiment s'il ne s'agissait pas d'un suicide. Ils se contenteront de reprendre leur vie de plaisir.
Il s'agit donc, par l'intermédiaire de notre étude, de confronter les réactions de différents journaux à la sortie de Bonjour tristesse en avril 1954. On va tenter de voir dans quelle mesure les échos des critiques littéraires rendent compte des tensions politiques et sociales de la IVe République, entre conservatisme et modernité. La presse étant l'émanation d'une société, l'étude de ces commentaires du roman devrait révéler une certaine image de cette France des années 1950, cette France hybride et multiforme.
Dans cette optique, on verra dans un premier temps que les critiques ont généralement opéré un déplacement du champ de l'analyse de ce qu'il aurait dû être purement, le livre Bonjour tristesse, à son auteur, Françoise Sagan, qui devient un objet de curiosité. On verra qu'on a crée autour d'elle l'image d'une jeune fille amorale, modèle d'une génération. Néanmoins, cette partie sera également l'occasion de souligner, si ce n'est une différence de propos, tout au moins une différence de visée journalistique entre grands quotidiens et jeunes hebdomadaires dans l'élaboration de ce personnage. Enfin, dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur la part que tient la presse dans ce succès de libraire que fut Bonjour tristesse.
[...] Néanmoins, chacun d'entre eux se fait l'écho des différents compétiteurs. Chez François Mauriac surtout, on saisit parfaitement qu'il aurait souhaité un lauréat plus moral. Luc Estang partage d'évidence le même point de vue puisqu'il soutient que ce talent précoce est surtout inquiétant. Si le mélange d'innocence (ou plutôt d'inconscience) et de perversité, chez l'héroïne, est remarquablement exprimé, comment ne pas s'effarer d'un tel cynisme [ ] Ce bref roman est de la plus tranquille, on dirait de la plus animale amoralité, -et l'on entend bien que c'est pis que l'immoralité Journal confessionnel, la Croix appuie ici ses convictions, partant du principe qu'il vaut mieux avoir une morale déviante que pas de morale du tout. [...]
[...] Il y a bien autre chose Nous voyons ici une volonté de la critique de faire une lecture existentialiste de Bonjour tristesse. En effet, Colette Audry emploie pour caractériser l'auteur des termes particulièrement connotés. Ainsi, elle déclare que l'auteur (est) vraisemblablement projeté dans son personnage De même, on lit plus loin que il y a [ ] le refus chez un être jeune de se laisser guider [ ] l'héroïne de Bonjour tristesse ne veut rien subir et surtout pas le bonheur Ces extraits contiennent en filigrane l'idée existentialiste que l'homme est projeté dans l'existence dont il se doit d'être acteur pour conquérir au quotidien sa liberté. [...]
[...] Chacune dans leur domaine, chacune dans leur proportion, Beauvoir et Sagan participent d'un même phénomène. En guise de dernier point, on peut tenter de dresser une ébauche de l'évolution de l'image médiatique de Françoise Sagan. Ces livres sont, d'une fois sur l'autre, salués ou détestés par la critique, sans qu'aucune étude littéraire sérieuse ne lui soit consacrée. Le plus intéressant réside dans le fait que Sagan fait désormais plus la une de grands hebdomadaires que des grands quotidiens. En effet, entre accidents de voiture, mariages et fêtes, Françoise Sagan va devenir un mythe sans qu'elle soit jamais admise au panthéon des grands écrivains. [...]
[...] Ainsi, citons Emile Henriot et Marcel Arland. Ils lui reconnaissent donc de facto un talent. Même Mauriac, le premier à vilipender Bonjour tristesse pour son immoralisme, déclare "le mérite littéraire y éclate dès la première page et n'est pas discutable". De la même façon, André Billy, pourtant très acerbe, commente l'incipit du roman par ces mots "quelques pages de cette qualité suffisent à justifier le succès fait à la jeunesse de l'auteur" Henriot souligne que "tout est fade après un tel livre" et Lesort, de son coté affirme que "son roman est bref, bien troussé, écrit dans un langage précis et net". [...]
[...] La polémique dépasse rapidement le cadre du roman pour se tourner à nouveau vers son auteur. Françoise Sagan devient l'objet d'une intense curiosité pour avoir, dans son livre, offert une image nouvelle de la jeune fille, en quête de libération morale et sexuelle. Les critiques s'interrogent donc largement pour mesurer dans quelle proportion Cécile est la représentation fidèle de la romancière : l'emploi du je est interprété comme un assentiment autobiographique. Ainsi, André Billy s'exclame-t-il est-ce une autobiographie plus ou moins déguisée ? [...]
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