La critique et l'historiographie de l'art de la seconde moitié du XXe siècle ont communément élevé le ready-made au rang de paradigme de l'avant-garde. L'opération intervient près d'un demi-siècle après l'intervention de Marcel Duchamp, en tant qu'entreprise théorique visant à légitimer la mouvance néo-avant-gardiste. Il s'agit donc d'une interprétation différée, conçue dans un contexte qui n'est plus celui, originaire, de l'invention de l'objet ou du concept.
Cet écart temporel ne va pas sans problème. Il occulte, ou du moins rend difficile la reconstitution de certains aspects ou détails de l'environnement et de l'imaginaire initiaux. Il introduit ainsi un risque d'anachronisme qu'il importe d'interroger à travers le statut et la fonction assignés au ready-made dans le champ théorique de l'art contemporain.
[...] Ne faut-il pas comprendre ses déclarations a posteriori sur le neutre et l'absence de goût comme des prises de position circonstanciées, orientées par le contexte précis du second après-guerre : contexte où la reconnaissance de Fountain et du ready-made est devenue chose accompie dans un monde façonné par la consommation de masse et l'esthétisation des artefacts de l'ère post-industrielle ? Entre 1913 (création de la Roue de bicyclette) et 1915 (invention du concept de ready-made) s'instaure un temps de latence qui, en soi, n'a rien d'anormal : l'invention, en art, précède en général la théorisation. Mais comment ne pas noter que l'émergence du concept est synchrone à l'installation de Duchamp à New York ? [...]
[...] À une époque où la présence des objets industriels mesure déjà l'aune du quotidien, le geste de Duchamp n'est peut-être qu'un simple geste de saisie ou de collecte de modèles visuels, capital d'images et source d'inspiration pour des recherches qui récusent le modèle cubiste et enregistrent le renoncement de l'artiste aux pratiques conventionnelles de la peinture. Cette hypothèse nous conduit à une remarque : Duchamp, contrairement à une tendance commune aux artistes visuels, ne sature pas l'atelier par une prolifération d'objets. Il choisit avec parcimonie les objets auxquels il donne rendez-vous et dont il prend soin de limiter la production. [...]
[...] Loin d'être novateur, ce parti pris correspond plutôt à la formalisation théorique de problématiques antérieurement posées par les avant-gardes historiques au rang desquelles les approches constructiviste et productiviste de l'avant-garde russe, à travers leur rapport à l'objet utilitaire, apporte un éclairage peu exploité jusqu'ici. Notes 1 FAGNART,Claire, La désesthétisation dans l'art du XXe siècle, thèse ded doctorat sous la directio d'Elodie VITALE, Université Paris VIII, Atelier de reproduction des thèses, Université de Lille III pp & sq Rappelons en les principales étapes, telles que Claire Fagnart les a reconstituées dans son ouvrage (pp. 130-135). Printemps 1917 : Arensberg, à l'instigation de Duchamp, achète un urinoir chez le fabricantJ.L. [...]
[...] Relativité du ready-made Marcel Duchamp préfigure un monde naissant. L'élaboration du ready-made, dans ce temps de déplacement qui conduit l'artiste de Paris à New York, du champ culturel européen à la civilisation technique américaine, est la marque de cette transformation, cette charnière qui annonce sans l'énoncer tout à fait la proximité de la réalisation d'un dessein qui fut celui de toute culture : le devenir artiste de l'homme détaché, par la puissance de la technique, de ce qui le suture aux déterminations et aux contraintes naturelles. [...]
[...] De même le Porte bouteilles, qui s'apparentait pour lui à une espèce de sculpture, n'avait à l'origine, semble-t-il, d'autre destination que privée C'est ainsi que les ombres portées des ready-mades sur le mur de l'atelier auront nourri la réflexion de Duchamp sur les "formes natives", les tentatives de définition de l'apparence et de l'apparition, et engagé l'artiste "porteur d'ombre" dans des expériences visuelles retraduites dans Tu , son ultime composition picturale, ou transcrites dans les photographies que Man Ray réalisa à sa demande Entretien avec James Johnson Sweeney en 1955 pour la BBC. Cf. Duchamp du signe, Paris, Flammarion pp. 175- CHATEAU, Dominique, Duchamp et Duchamp, Paris, L'Harmattan PERRET, Catherine, Les porteurs d'ombre, mimèsis et modernité, Paris, Belin p.124 & sq FLUSSER, Vilém, Petite philosophie du design, Belfort, Circé pp. 7-11. Pour les constructivistes, la question n'était pas de réaliser, à des fins artistiques, la capture de ce qui est hors de l'art, mais de mettre l'art au service de la vie. [...]
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