En filigrane de l'œuvre de Léonard, l'obsession pour les chevaux rejoint sa quête incessante de la modulation de la forme, de la dynamique transformatoire, de « l'Universel inachevé ». Au-delà de l'art, les chevaux de Vinci participent de son système d'investigation et d'entendement du monde.
Dans les carnets dont Léonard ne se séparait jamais et dont des milliers de pages nous sont parvenues, le motif du cheval tient une place prépondérante. Il entre en résonance avec toute son oeuvre, qu'il soit l'artiste ou le scientifique, l'ingénieur ou l'anatomiste. Lui sont consacrées non seulement nombre d'études anatomiques, dynamiques, mais aussi des plans d'écuries, inspirés par la fréquentation assidue des écuries milanaises lors de son séjour à la cour de Ludovic Sforza dans les deux dernières décennies du Quattrocento.
Au-delà de l'intérêt proprement formel, celui qui, jeune apprenti dans l'atelier du maître Verrocchio, se soucie beaucoup « de sa toilette, de dresser des chevaux, de jouer du luth », écrit Kenneth Clark, avait-il un attachement particulier pour le noble animal, se sentait-il avec lui quelque affinité ? De Léonard, dont il dresse dans ses Vite le portrait idéal, Vasari nous dit que « quoique dénué de fortune, il eut toujours des serviteurs et des chevaux nombreux qu'il aimait beaucoup ». Ce que Léonard lui-même écrit, parlant de l'ossature, des muscles, des organes humains, « je ne pense pas que les hommes grossiers, de mauvaises mœurs et de peu d'intelligence méritent un si bel instrument et une telle variété de mécanismes », comparé à l'amour qu'on le sait porter aux animaux et aux chevaux en particulier, confinerait presque à la misanthropie. L'homme serait devenu végétarien par égard pour la faculté de sentir la douleur qu'il prête, à juste titre, à toutes les créatures douées de mouvement.
Là se noue en réalité la problématique qui le rattache au cheval : Léonard entretient un rapport intime avec la nature, de sorte qu'il se préoccupe seulement des actions et réactions observées dans le champ de l'expérience. Son œuvre entier est dirigé par la passion de l'énergie, de la dynamique, et ainsi ses dessins sont un exercice d'affûtage du regard, une tentative sans cesse renouvelée de saisir le monde, les tensions et les mouvements qui l'animent. Par excellence, le cheval est la créature chez laquelle tout est signe de mouvement, de vitesse. Il faut pour Léonard éprouver par les sens, au premier rang desquels la vue, pour atteindre la sapieta, qui est à la fois savoir et sagesse. En cela, il relève bien plus de la culture positive, pragmatique et expérimentale qu'avait développée le Moyen Age aristotélicien que de la culture idéale des humanistes néo-platoniciens, à la recherche d'une perfection immuable et définitive.
[...] Saluée comme un chef-d'œuvre par Berenson, qui en dira peut-être le Quattrocento n'a-t-il rien produit de plus grand ! elle fait place à la plupart des thèmes qui obsèderont Léonard sa vie entière durant. Le combat de cavaliers à l'arrière-plan, illustration de la bestialissima pazzia, évoque d'une manière totalement novatrice la lutte féroce qui selon les textes apocryphes opposa les Rois Mages avant qu'ils n'entreprennent réconciliés leur voyage vers le lieu sacré où naîtra le Christ rédempteur. Vingt ans plus tard, dans la Bataille d'Anghiari, le thème resurgira dans toute sa plénitude. [...]
[...] Tout en torsions, les chevaux cabrés sont l'illustration du souci de Léonard de faire des chevaux les vrais acteurs de la bataille. Ce tournoiement de cavaliers emportés par la lutte pour l'étendard semble tout droit issu de ses études sur le mouvement de l'eau, des tempêtes, des tourbillons. Des esquisses préparatoires émane l'énergie furieuse des forces vives aliénées à la guerre : allégés de toute armure, de tout harnachement, les chevaux font corps avec leur cavalier dans une alchimie bestiale, ils s'affrontent et se frappent au cœur de la mêlée. [...]
[...] Dessin de l'armature pour la tête du cheval, étude pour le monument Sforza, vers 1491. Madrid, Biblioteca Nacional (210 x 290 mm). Sanguine. Confronté au problème de la fonte d'un bronze équestre d'une taille jamais atteinte jusqu'alors, Léonard imagine de gigantesques moules pour couler l'œuvre d'un seul bloc. Si le Cheval ne fut jamais réalisé, les moules, eux, existèrent, et la pérennité de cette invention illustre le talent d'inventeur et d'ingénieur du toscan. Nous lisons dans le manuscrit C de l'Institut de France Le 23 avril 1490, j'ai commencé ce livre et recommencé le cheval Bridé par la démesure du projet, Léonard a déjà, à cette date, été contraint d'abandonner l'idée du cheval cabré dont il souhaitait immortaliser l'impétuosité dans le bronze. [...]
[...] Mais le modèle exposé en novembre 1493 pour les fiançailles de Bianca Maria Sforza mesure plus de sept mètres pour le cheval seul, le double avec le socle et le cavalier. Vasari écrira : tous ceux qui ont connu le grand modèle que Léonard exécuta en terre affirment n'avoir rien vu de plus beau, de plus superbe tandis que Paul Jove prête au cheval un aspect impétueux, haletant L'ingénieur a déjà construit les fours, commencé de creuser la fosse nécessaire à la fonte, mais le bronze qui lui était destiné sera reconverti en matériel militaire. [...]
[...] Etude du cheval avec cavalier, vers 1481. Collection particulière (120 x 78mm). Pointe de métal sur papier préparé à l'enduit rose. Cheval et cavalier, débarrassés de toute armure, de tout vêtement, de tout harnachement susceptible d'entraver l'harmonie qui les lie, ne forment plus qu'un seul corps, dans un équilibre dynamique touchant à la perfection. Envoyé par Laurent de Médicis comme musicien à la cour de Ludovic Sforza en 1482, il se présente très symboliquement au prince avec un luth d'argent en forme de crâne de cheval dont les dents supportent les cordes. [...]
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