Eugenio Barba qui adhère à l'idée de Lévi-Strauss suivant laquelle les « mythes se re-pensent entre eux », écrit: « Les théâtres ne se ressemblent pas dans leurs spectacles mais dans leurs principes. » Je reprends cette phrase à notre compte pour introduire le prisme de vue choisi sur le kabuki : la mise en perspective avec le théâtre occidental contemporain. Celui-ci restera toujours en toile de fond et ne sera évoqué qu'en tant que forme théâtrale contrastant avec le kabuki ou influencée par le kabuki.
Et tout d'abord, un panorama du spectacle traditionnel japonais. Le kabuki en est une des trois formes, les deux autres étant :
{ le nô, un théâtre aristocratique, le divertissement favori de la classe des guerriers puis de la bourgeoisie aisée qui consiste en un long poème chanté et mimé ;
{ le bunraku, un théâtre de marionnettes qui ne conserve qu'un public très réduit depuis 1868, début de l'ère Meiji qui a marqué l'entrée du Japon dans la modernité.
J'ai choisi le kabuki car, entre ces trois formes théâtrales, le kabuki est celle qui s'est le mieux exportée et, pour rester dans le cadre de notre cours, qui a le plus influencé le théâtre occidental contemporain.
Je me concentrerai tout d'abord sur la fixité du kabuki, qui joue au Japon le rôle de référence identitaire, ce que ne partage pas sous forme théâtrale l'Occident (I). Je détaillerai en quoi consiste le kabuki dans cette première partie.
J'aborderai ensuite, dans une deuxième partie, les ressorts du kabuki et leur influence sur le théâtre occidental (II).
...
[...] Ainsi, l'acteur japonais ne saurait jamais se montrer comme se suffisant à lui-même, comme individu dissocié du personnage qu'il vient d'incarner. Mais cette absence du corps reconnaissable s'équilibre par le prestige abstrait du nom dont jouissent les grands acteurs Une gloire qui passe par le nom En Occident on applaudit un corps qui se donne à voir, au Japon on célèbre un nom. A l'immédiateté des applaudissements qui salue un succès de scène s'oppose la pérennité d'un renom qui nimbe une famille et ses descendants. [...]
[...] Les planches sont bientôt interdites aux femmes qui sont remplacées par de jeunes éphèbes travestis auxquels, peu après, on substitue sur ordre des hommes d'âge mur. Là, le kabuki se métamorphose en un véritable art dramatique. Un jeu se met en place, fondé sur la maîtrise technique et non plus sur les seuls charmes juvéniles : l'acteur, autour duquel va se réorganiser le kabuki, apparaît. A la fin du XVIIIe siècle, la machinerie se développe considérablement avec ses trappes, monte-charges, scènes tournantes, décors pivotant sur eux- mêmes, ou ses mécanismes pour les vols et les gloires. [...]
[...] Celle-ci a été complètement absorbée par un autre genre théâtral : le shingeki, apparu à la fin du XIXe siècle, très proche du théâtre que nous connaissons. Sa perméabilité totale a favorisé l'imperméabilité du kabuki. Kafka écrit : Là où le théâtre est le plus fort c'est quand il nous révèle les choses irréelles C'est-à-dire qu'il atteint son but quand le concret de la scène sert de tremplin à l'abstrait et de piège à l'irreprésentable. Le kabuki veut traduire l'excès et tous ses pendants. [...]
[...] Cette loi de l'excès interdit toute assimilation du théâtre au quotidien, à la normalité. Le kabuki se rapproche donc du principe énoncé par Kafka. Georges Banu, dans son ouvrage Journées de théâtre au Japon qualifie le kabuki de claudélien, puisqu'il joue de la démesure. Le kabuki renverrait à Claudel, toujours prêt à mettre la scène à feu et à sang, à éveiller ses capacités dépensières et à déployer son énergie sans rivages Le Soulier de satin serait ainsi le grand kabuki du théâtre français. [...]
[...] Tout se montre dans une euphorie du concret. La démesure est l'unique loi. Tous les gestes sont sauvages, singuliers. Ce sont des gestes qui, comme ceux des catcheurs de Barthes, portent l'intention à son maximum d'évidence car ils gonflent, débordent, s'épanouissent et la salle puise son plaisir dans cette théâtralité énorme. Barthes écrit qu'au catch : la pudeur serait déplacée, étant contraire à l'ostentation volontaire du spectacle Il en va de même pour le kabuki. Disons que le champ du kabuki s'étend de la prise du catcheur à la précision d'une aiguë de soprano. [...]
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