Né en 1933 à Cardiff au Pays de Galles et mort en 2008, Michael Baxandall est un historien d'art britannique proche de l'école de Warburg et qui, comme l'illustre l'extrait rigoureux que nous portons à l'analyse, revient aux sources même de la vision de l'oeuvre d'art, en étudiant les différents concepts qui forment le regard humain, qui est loin d'être instantané. L'oeil du Quattrocento, publié en 1972, se compose des interventions universitaires de l'enseignant. Martine Vasselin, dans un article publié sur Encyclopedia Universalis, dégage ses deux thèmes essentiels, qui n'apparaissent pas frontalement dans l'extrait : l'un porte sur la relation du peintre au commanditaire et son désir de le satisfaire ; l'autre suppose que les oeuvres du quinzième siècle peuvent se faire source inépuisable de connaissances pour l'Historien, puisque chaque création cristallise en son sein les aspirations d'une époque, plus vivement que ne le font des mots. Le titre de l'ouvrage cependant nous plonge assez brusquement dans une biologie de l'art : l'oeil d'un homme de la Renaissance est-il différent de celui d'un homme d'aujourd'hui ? Pourquoi mettre l'accent sur le processus physique de la vision alors qu'une grande partie de l'art de cette époque repose sur les affects, sur une peinture religieuse qui sait parler à l'âme du regardeur, en passant directement de l'oeil au coeur ?
Magnifiée par certains grands épisodes bibliques, de l'incrédulité de Saint Thomas jusqu'à la main calcinée de la sage-femme Salomé voulant palper la Vierge pour s'assurer qu'elle est encore jeune fille après avoir mis bas, la question du bien voir, du croire et de l'introspection du fidèle qui est invité à s'imaginer les épisodes bibliques dans les lieux qui lui sont familiers, rendent légitime l'interrogation de Baxandall, que la peinture soit ou non religieuse. Comme le souligne Michel Henry dans Paroles du Christ (2002), ouvrage philosophique qui porte sur le mystère de la nature double du Christ, homme s'adressant aux hommes dans leur propre langage et verbe de Dieu lui-même, le bon croyant ne doit pas accomplir ce qui lui semble bon aux yeux des autres. Dieu seul peut lire en son coeur. Entre dissimulation et monstration, trouble sensuel du regard initié par la figure d'un Christ mort mais sur le point de renaître au monde et invitation au recueillement, le siècle auquel Baxandall consacre sa réflexion est riche en interrogations visuelles. Notre extrait, cependant, expulse presque complètement la peinture religieuse - préoccupation que l'on trouve dans les pages suivantes, il faut le rappeler, pour ne pas avoir une vision tronquée de l'ouvrage - et renouvelle la question du "voir pour croire" sur un autre plan que le religieux. On en revient aux sources de l'appréciation d'une oeuvre d'art (...)
[...] On en vient alors à des conventions picturales, qui cristallisent l'objet réel, pour le figurer . Les conventions : un outil visuel de représentation qui prône la simplification - Les descriptions de la figure 13 sont particulièrement intéressantes car elles reposent toutes sur un langage géométrisé, qui peine à saisir une représentation comme projetée en avant vers le spectateur, alors même qu'il s'efforce de se montrer le plus objectif possible. Forme chose flanquée de part et d'autre sont autant de formules imprécises qui soulignent cette difficulté (dans appréhender l 30, on aurait envie de lire appréhension - Bien que la forme géométrique soit par nature une simplification d'un objet, elle n'élimine pas les difficultés, en témoigne un exemple, avancé à la ligne 40 supposons que pour rendre plus vivante l'interprétation de la figure proposée au lecteur de l'ouvrage. [...]
[...] L'illustration numéro 15 est prétexte à introduire deux autres conventions manière de représenter communément admises. Cette petite illustration au trait représente des sirènes nageant dans une rivière vue en plongée. Baxandall remarque d'abord le fameux cerne noir critiqué par De Vinci, puisque selon lui on n'en a jamais vu de pareil dans la Nature, qui permet ici de délimiter la forme et de lui donner une existence sur la feuille qui n'est que plane et monochrome. La plongée, elle, vise sans doute à une plus grande lisibilité. [...]
[...] L'utilisation de la première personne du pluriel, nous englobant, confirme cette idée. Puisque Baxandall ne s'attarde pas sur les expériences que nous avons en commun et qui rendent proches, quoique différents, nos appareils de vision, c'est qu'il va y avoir récusation de cette opinion pourtant l 29). - En nommant la seconde partie de son texte, Les présupposés de la perception artistique Baxandall souligne que le rapport à l'œuvre sera toujours intellectualisé, perçu et c'est pourquoi il veut revenir aux sources de la vision pour comprendre comment tout ce qui n'est pas proprement mécanique interfère, comme s'il voulait obtenir la clef de l'émotion artistique. [...]
[...] Dans le dernier paragraphe qui débute à la ligne 212, Baxandall souligne que l'artiste intègre le spectateur dans son œuvre en mobilisant sa connaissance de l'iconographie, pour effectuer des écarts. Ainsi, l'œil qui regarde la peinture du quinzième siècle n'est que le point de départ. L'écran à l'arrière de l'organe, sur lequel s'imprime l'image, faisant écho à la toile observée par l'individu, permet à Baxandall de faire, en quelque sorte, du regardeur un peintre à sa manière, au sens qu'une même perception visuelle, malgré son apparente immédiateté, ne sera jamais décryptée de la même manière par deux individus différents et qu'il y a donc création dans la perception qui n'est jamais sauvage selon l'expression de Merleau-Ponty. [...]
[...] Ensuite, on peut énumérer les différentes outils et ressources dont dispose cette machine pour assurer son bon fonctionnement. Si certains d'entre eux sont partagés par tous et confirment l'idée d'un mécanisme de la vision, on plonge très vite dans la subjectivité, qui fait, justement, la richesse d'une œuvre d'art, perçue par les émotions, le regard interne, autant que par les sens (Section II). Enfin, le recours à des exemples religieux pour éclairer le rapport du spectateur à l'œuvre et répondre à une question qui semble alors triviale (comment voit-on en exposant d'abord le mécanisme en œuvre puis les moyens mis à sa disposition pour son bon fonctionnement, permet d'éclairer ce qui fait la spécificité des œuvres de la Renaissance : un talent hors du commun des artistes, qui les amène à récuser la vision immédiate du spectateur pour l'inviter à se saisir d'une autre vérité, qui lui demande de regarder en lui-même et non plus de lire en la nature, ou en l'occurrence, en le tableau, comme en un livre ouvert (Section III). [...]
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